jeudi 6 août 2015

Trop Jeune Pour Mourir : Nevada

Nevada


L'obscurité est pratiquement totale bien que le soleil ne soit pas encore couché, caché par les montagnes qui nous entourent. La température descend à mesure que nous progressons dans la Queen Valley longeant la chaîne des White Mountains. Allyson s'est entourée d'une couverture à l’arrière, la tête posée contre la portière.
Je sors un sandwich triangle de son emballage et mets un croc dedans. Je ressens à l'instant cette sensation de liberté maintes fois décrite dans les livres, les cheveux au vent, roulant dans l’inconnu. J'ai envie de hurler à la lune comme un loup, ou un de ces deux motards saouls dans Easy Rider. Dans le rétroviseur extérieur, j’aperçois Allyson qui me dévisage en passant son doigt sur sa lèvre inférieure lascivement. Son regard, planté dans le mien, s'intensifie sous ses longs cils comme pour me signifier quelque chose : "Tu as de la sauce mayonnaise dans la barbe". Idiot. Je m'essuie du revers de la manche et peux voir du coin de l’œil mon frère se marrer en essayant de ne pas quitter la route des yeux.
Nous passons à l'instant la frontière de l'état, la ligne imaginaire qui démarque la Californie du Nevada entre Boundary Peak (sommet le plus haut de l'état) et Montgomery Peak.
Le paysage désertique défile dans l'obscurité, pleins phares, nous ne voyons rien d'autre que la route et le relief rocailleux.
"J'aurais bien fait un petit détour par Vegas, pas vous ?" lance James à notre intention mais Allyson ne répond pas, elle s'est endormie et moi je ne suis pas franchement pour. Je lui rappelle que c'est à plus de 4 heures de route.
Soudain surgit de nulle part - comme un mirage - un vieux panneau rouillé indiquant l'aéroport de Coaldale, abandonné comme la ville qu'il desservait autrefois.
Ce que je pense être un énorme avion de ligne, nous survole lentement à basse altitude. On se sent moins seul au monde. Allyson imperturbable, grogne dans son sommeil.
La route devient mauvaise, plus poussiéreuse, bosselée même. Le GPS se met à chercher un satellite avant de le perdre définitivement et pour parfaire le tout, James annonce en tapant sur le volant qu'on sera bientôt à court d'essence, le signal s'est allumé accompagné d'un bip répétitif et agaçant. Avec tous ces voyants qui clignotent, on se croirait en pleine zone 51.
Allyson réveillée par les secousses de la route demande ce qu'il se passe, d'un regard accusateur j'enjoins James à lui répondre.
"Je viens de rentrer dans la réserve, chérie"
"Mais... comment ça se fait ?
"J'ai oublié de faire de l'essence à Bishop"
"Gros étourdi!"
"Désolé ma chérie. Je t'ai réveillé en plus" dit-il en lui faisant un baiser sur le front tout en caressant ses longs cheveux rouges.
Et dire que la minute d'avant il envisageait de prendre la route pour Las Vegas, sans essence, sans GPS (à cause du désert et des montagnes) et sans moyen de communication. Tomber en panne dans le désert ou les bonnes idées de James.
"J'ai fait un horrible cauchemar... Je rêvais que j’étais sur une table d'opération et que des aliens me disséquaient."
A ces paroles James ricane et conclut : "Peut-être que tu t'es fait poser une sonde anale comme Cartman dans South Park". Ils rigolent tous les deux en imitant les bruits des vaches martiennes de ladite série.
Le décor vient s'agrémenter de plantes arides. Nous passons maintenant près des marais salants de Colombus, une autre ville fantôme qui n'a rien de rassurante.
Notre espoir revient lorsque nous commençons à percevoir les lumières d'une ville au lointain, cependant il nous est impossible d'apprécier la distance qui nous sépare de celle ci, je souhaite seulement que nous n'ayons pas à pousser la voiture.
40 minutes plus tard, un panneau... Vient ensuite Tonopah, la première ville habitée que l'on a croisé en 2 heures de route. Il est maintenant 20 heures.
Nous traversons la ville pour faire le plein d'essence et reprenons la route 6.
En sortant de la ville, à quelques miles de là, nous remarquons la base militaire d'entraînement aérienne si j'en crois le petit dépliant touristique que j'ai pris à la station service. Il paraît qu'ils y font des tests de bombardements nucléaires.
Une piste d’atterrissage abandonnée vient une fois de plus croiser notre chemin, c'est la "Moroni landing strip".
Plus loin, l'autoroute se sépare en un croisement prés de Warm Springs et son aéroport.
Si vous prenez à droite vous allez à la zone 51 par la route 375, connue sous le nom touristique de "Extraterrestrial Highway" (c'est aussi écrit dans la brochure), qui doit son nom à des élus locaux opportunistes, désireux d'entretenir les rumeurs pour promouvoir la région. Elle s'est même trouvée un sponsor "KFC" qui a fabriqué le premier logo visible depuis l'espace à deux cents mètres de l'autoroute.
Bien que tentés par l'aventure paranormale, nous prenons à gauche, fidèles à la route 6 puis décidons de bifurquer sur la 379, direction Eureka.
Il est 1 heure du matin quand nous nous arrêtons enfin pour dormir, à la belle étoile, sur un bord de route sauvage. Pratiquement 12 heures de routes, James semble épuisé plus que je ne le suis et c'est bien normal c'est lui qui conduit.
Les premiers rayons du jour illuminent le ciel, l'horizon vide et endormi. James dort le siège baissé au maximum, moi je ne pouvais pas, Allyson est assise derrière moi.
Je l'observe en train de dormir, angélique. La couverture tirée par un pied, laisse se dessiner les courbes de sa poitrine.
Cette poitrine ferme, siliconée qui m’empêche trop souvent de détourner le regard quand je lui parle. Les seules fois où je m'autorise à les contempler c'est quand elle dort - comme maintenant - sur la banquette arrière en regardant dans le rétroviseur central.
James n'a jamais réalisé la chance qu'il avait d’être à ses côtés, ou alors l'avait-il fait seulement après chaque fois qu'il l’avait trompé.
Comme cette fois en 1ère année, où je l'avais surpris avec cette brune, Abigail sur le parking du lycée. Le lendemain, rongé par sa conscience il demanda Allyson en mariage.
Et moi, en connaissance de cause je me suis contenté de jouer au bon frère, de ne rien dire et de voir celle que je considère comme la femme de ma vie me filer entre les doigts, donner sa main à quelqu'un qui ne la mérite vraiment pas. Bien sûr j'ai espéré qu'elle s'en rende compte, mais que voulez vous... l'amour est aveugle.

Une fois tout le monde réveillé, nous rejoignons le centre ville d'Eureka pour prendre un petit déjeuner avant de continuer notre périple magnifique.
En sortant de la voiture, Allyson embrasse James et je détourne une fois de plus le regard gêné. Ce que je vois c'est le policier en uniforme de cowboy qui vient vers nous. Il semble tout aussi dégoûté par le baiser des amoureux.
"Messieurs, dames, je peux savoir ce que vous faites ?" fait-il d'un ton menaçant, les deux mains sur sa ceinture - certainement prêt à dégainer - son regard nous inspectant des pieds à la tête avant de s'attaquer au véhicule.
"Bonjour, nous sommes de passage, pour manger et repartir, nous avons fait quelque chose de mal Monsieur l'agent?" lui répond James.
"Oui, vous venez d'enfreindre la loi fédérale, les moustachus sont interdits d'embrasser".
"C'est une blague ?!" rétorque James partagé entre la colère et la stupéfaction d'une telle nouvelle.
"Ah bon... excusez nous, nous n'étions pas au courant." finis-je par dire pour apaiser les esprits sans toutefois comprendre ce qui se vient de se passer.
"Vous allez devoir vous acquitter d'une amende avant de repartir." dit-il en notant la plaque d'immatriculation de la Cadillac.
Nous ne sommes pas les bienvenus dans cette petite ville et nous le comprenons vite, nous payons la contravention - c'est quoi cette loi débile?! - et continuons sur la route 50, "The loneliest road", jusqu'à Ely en espérant que celle-ci soit plus accueillante. Elle est en tout cas plus grande, c'est d'ailleurs la plus grande ville que l'on ait croisée depuis que nous sommes dans le Nevada. En recherchant un endroit où manger, nous passons devant une vingtaine de peintures murales et de nombreux casinos dont le Jail House et je vois bien que la pulsion du jeu ronge l'esprit de mon frère quand il tapote nerveusement le volant.
On voit beaucoup de voitures immatriculées en Utah garées devant les casinos, le jeu étant interdit dans ce pieux état voisin, ils viennent ici s'amuser.
Après tout le Nevada est l'état des chasseurs de fortune. Il y a encore cent ans de ça nos ancêtres sont venus remuer la poussière à coups de pioche en quête d'or et d'argent. Aujourd'hui encore, c'est ici, à Las Vegas et à Reno que l'on vient avec des rêves de richesse en espérant un coup de chance, une bonne pioche.

Nous nous arrêtons prendre des cafés et des donuts dans un Subway faisant face à un McDonald's, les deux grands rivaux de la restauration rapide.
James cède à la tentation et engloutit 15cm de sandwich, Allyson en profite pour faire des jeux de mots tendancieux avec les 15 cm et le glaçage de son donut auquel il répond par la fameuse réplique "Hummm des donuts" en prenant la voix d'Homer Simpson.
Rassasiés, nous partons sans traîner. Quel soulagement de retrouver la route 6, le fil rouge de notre transhumance. Cette mésaventure à Eureka est sans doute un signe pour nous le rappeler. Les routes 50 et 93 viennent rejoindre la nôtre, fusionner pour longer la chaîne montagneuse de Schell Creek, avec ses plaines et forêts verdoyantes. On peut même apercevoir cerfs et biches gambader librement dans les pâturages. Plus loin nous roulons dans la Snake Valley, passons près du mont Wheeler Peak et juste au nord de Baker, cette petite communauté fermière Mormone, comme un petit avant-goût de l'Utah qui nous attend après la frontière.

mercredi 1 juillet 2015

Vague de Chaleur

Vague de chaleur


Le maître nageur s'époumone dans son sifflet, les bras en l'air pointant toutes les directions, un énième appel au calme depuis que les portes de la piscine se sont ouvertes. Aujourd’hui, comme durant les 20 derniers jours qui se sont écoulés le thermomètre dépasse les 40 degrés. "Ici, à Shanghai on avait pas vu ça depuis au moins 140 ans!" annonce l'un des journalistes en s'épongeant le front du revers de sa manche. Habituellement en short sous leur veste de costume, certains se sont mis en sous-vêtements (et même en maillot de bain pour les plus prévoyants) avec des couches sous les aisselles. "On dénombre au moins dix morts causées par la canicule dans la grande métropole de l'Est Chinois qui compte 25 millions d'habitants. Cette vague de chaleur plonge plus de huit provinces du pays soit 400 millions d'habitants en alerte." poursuit-il en s'éventant avec ses fiches. La télévision reste allumée par précaution - d'une éventuelle diffusion d'alerte spéciale - dans le petit poste de garde près du grand bain. Depuis que la température s'est mise à monter, les piscines publiques ont été prises d’assaut. Dans le bassin de 50 par 20 mètres les gens s'entassent autant que possible à la manière de spermatozoïdes dans une goutte de sperme. Ils sont si nombreux que la perspective donnerait à penser qu'ils pataugent dans le petit bain. La couleur de l'eau jaunâtre accentue cette impression. L'odeur de chlore caractéristique des piscines publiques a laissé place à celle de la pisse, non pas qu'elle soit plus forte mais apparemment plus présente en proportion dans la composition de l'eau.

Les uns sur les autres, ils tentent de ne pas boire la tasse d'urine qui remue par vagues leurs corps engourdis dans ces bouées multicolores. De temps à autre, le maître nageur s'assure que les bulles qui remontent à la surface ne soient pas celles de quelqu'un qui se noie mais bien de flatulences groupées. La chaleur associée aux bulles rappellent celles d'un jacuzzi, sauf qu'il ne s'agit pas là des riches qui se prélassent, flûtes de champagne aux lèvres, mais bien de la classe moyenne qui se noie dans une mer d’excréments. La surpopulation n'est pas un phénomène nouveau pour le pays qui a imposé la politique de l'enfant unique.

Au journal télévisé, on montre maintenant des plaques de pierre dans la rue sur lesquelles sont déposés des tranches de bacon et des œufs qui cuisent en à peine dix minutes avec la seule chaleur du soleil. Le déjeuner est aussi servi dans la piscine. Un enfant rend le sien après avoir constaté qu'une crotte flottait à la surface de l'eau. Ce qui provoque une réaction en chaîne, les baigneurs se mettent à se vomir les uns sur les autres puis à se battre. Tout devient hors de contrôle. Tous s’éclaboussent de merde en gouttes, en avalent en criant, bougeant comme en stop motion, leurs mouvements ralentis par l'eau et la chaleur. La couleur de l'eau passe progressivement du jaune au vert, du vert au marron et du marron au rouge, du plus clair au plus foncé. Le corps d'une fillette flotte - la tête vers le bas - maintenant elle aussi à la surface, à la différence de la crotte, les baigneurs hystériques n'y prêtent même pas attention. Pire qu'une merde, une sous-merde, une merde sous-marine peut être ? Le maître nageur plonge à la rescousse de l'enfant dans l'indifférence générale.
A croire que plus on est, moins on est...civilisé.

Dans ce pays, l'un des plus peuplé au monde, où ses habitants sont interdit par la loi d'avoir plus d'un enfant par couple, une telle non-réaction prend tout son sens.
Pour certaine famille, la naissance d'une fille est vécue comme un coup du sort, pratiquement une fausse couche.
Les raisons sont nombreuses mais la principale est qu' elle ne pourra pas travailler au même rendement qu'un garçon. A moins d’être issus d'une minorité ethnique ou habitants d'une zone rurale, ils n'ont que leurs appareils génitaux pour pleurer.

vendredi 12 juin 2015

Trop Jeune Pour Mourir : Californie



Californie


Nos vies ressemblaient à ces longues fêtes, ou adolescents, tous buvions, baisons, rions beaucoup...beaucoup trop, jusqu'à en gerber comme à chaque fin de soirée, quand le soleil se levait, les bouteilles vidées, les cendriers remplis à craquer, les lieux désertés.
Les romans de Bret Easton Ellis disent vrai, racontent le testament de nos belles années.
Toujours avec nos lunettes de soleil, nous étions des touristes. Spectateurs de nos propres vies, existences qui se résumaient à un panorama de vos photos sur Instagram. Vos rêves. Nos quotidiens. Peut-être en avons nous eu trop ou en voulions nous toujours plus.

Alors même que nos familles nous attendent sûrement dans la cour, que certains à notre place feraient leur sac pour s'empresser de les rejoindre, pour commencer les vacances hors de l'internat - oui je préfère l'appeler comme ça. Mon frère, James, lisse sa moustache, pensif, le dos appuyé contre la porte des toilettes pendant qu'Allyson déchire les manches de son pull aux couleurs de Pi Kappa Phi (la fraternité de Berkeley) pour en faire un débardeur. "Ça fait un côté grunge", me dit-elle, avant d'affirmer que les années 90 reviennent à la mode. "Les années 90 sont les nouvelles années 80" ce sont (selon) ses mots. "Tu es magnifique" fait James en lui pinçant les fesses.
Nous sortons les uns après les autres par la fenêtre de ma chambre.
Devant le bâtiment est garée la "Cadillac Ciel" de James. C'est une version revisitée de la classique "Cadillac Eldorado", à ceci près qu'elle a un v6 hybride.
Ne dites jamais devant lui qu'elle est marron, elle est "Cabernet" vous rétorquerait-il avec un accent français. C'est pour une de ces raisons qu'il a acheté cette voiture.
Tandis qu'il démarre le cabriolet et ses 234 chevaux vrombissant, Allyson et moi posons les valises à l'arrière quand son portable sonne. James qui était en train de sortir du véhicule à ce moment-là lui prend des mains le téléphone, regarde de qui provient l'appel - c'est son téléphone - puis écrase l'appareil par terre.
"Je suis désolé chérie mais il faut couper le cordon" fait-il en pinçant sa joue comme le faisait notre vieille tante Emma (ou comme le ferait une personne âgée).
Elle réplique du tac au tac : "Mais celui-ci est sans fil" en désignant tout sourire le téléphone, du moins les restes de composants électroniques éparpillés sur le sol.
Il met un dernier sac dans le coffre. Je l'interroge du regard sur ce qu'il contient. Le bruit métallique m'a intrigué.
"C'est pour plus tard. Surprise frérot." murmure-t-il avant de claquer la porte du coffre et d'ajouter "Alors tu viens ?" en allumant sa pipe.
J'entends au loin le vague écho du carillon de la Sather Tower vers laquelle je me retourne un instant.
Voyant mon hésitation, il insiste "Tu veux vraiment retrouver ton ancienne vie ? Te lever tous les jours dans ces dortoirs miteux, manger dans ce réfectoire où la bouffe est tellement dégueulasse que même Instagram refuse que tu la prennes en photo?" en remettant sa mèche en place puis s'installe au volant, sa femme déjà assise sur la banquette arrière.
Finalement je prends place côté passager. James ajuste ses Wayfarer tout sourire en regardant la route droit devant. Les pneus du bolide crissent dans l'accélération, le vent s'engouffre dans la chevelure rouge d'Allyson, notre aventure commence. James pose sur le tableau de bord sa pipe qu'il fumait jusqu'alors puis trifouille le Ipod shuffle branché au poste de sa main droite dont il ne se sert que pour passer les vitesses et se gratter les testicules alternativement. Je comprends par cela qu'il faut que je m'occupe de la musique, la bande son de notre road trip. Dans l'intérêt et la sécurité de tous. Dans le rétroviseur j'aperçois maintenant la "Sather Gate" du campus de Berkeley.
L'intro à la guitare retentit dans les enceintes. Il tourne la tête vers moi, me sourit, "Joy Division, bon choix... c'était quelque chose ce Ian Curtis" commente-t-il en tapant le rythme sur le volant.
Nous remontons les collines sur Centennial Drive jusqu'au Lawrence Hall of Science. Là, sur les hauteurs de la ville, il se range sur le côté et l'on admire la vue spectaculaire sur la baie de San Francisco sans même sortir de la voiture. On peut voir Alcatraz caché en partie par Angel Island, le Golden Gate rougeoyant suspendu entre San Rafael et San Francisco ainsi que le Bay bridge les relier à Oakland, Emeryville puis Berkeley et son campus à nos pieds. Allyson sort trois bières Pabst Blue Ribbon que nous buvons d'une traite pendant que Joy Division joue Cérémony.
Le dernier titre composé par Joy Division et premier single de New Order. Allyson pose sa tête sur l'épaule de James et lui murmure : "Je ne veux pas retourner à la maison".
Nous repartons sur la route sinueuse, longeant Tilden park. Au bout de quelques miles hors de la ville je fais part de mes inquiétudes à James et Allyson.
"Vous pensez qu'ils vont mettre combien de temps à se rendre compte de notre absence ?"
"On ne risque pas d'être recherchés par la Police ?"
Allyson se penche vers moi, m'encercle avec ses bras et me dit de ne pas m’inquiéter, que de toute manière il ne peuvent pas déclarer un vol de voiture s'ils n'en sont pas propriétaires. James ajoute qu'ils ne peuvent pas lancer les recherches avec la Police avant 48h et que d'ici là on sera déjà loin, dans un autre état.
Sur la route de Vallejo à Fairfield, James s’arrête plusieurs fois pour retirer de grosses sommes aux distributeurs avec nos cartes de crédit. Allyson met l'argent dans un sac sous son siège.
Nous nous arrêtons une nouvelle fois derrière le parking d'un Goodwill thrift shop "Friperie" comme le dit mon frère James avec son drôle d'accent français ridicule.
James explique qu'il faut qu'on se sépare de nos smartphones pour éviter de se faire repérer avec les données GPS en tendant la main pour les récupérer.
"D'ailleurs où est le mien chérie ?" fait-il en tâtant les poches de son propre jeans.
"Tu l'as cassé tout à l'heure rappelle toi" lui répond Allyson.
"Ah ?... peut être" lance-t-il d'un haussement d'épaules en démontant la batterie des téléphones, avant de les balancer dans une benne à ordures.
Plus de géolocalisation Foursquare, plus de nouveautés pour mes oreilles avec Pitchfork, plus de porno sur Redtube, plus de délires sur 9gag ou de temps à perdre sur Tumblr à regarder des "memes" ou des images porno encore une fois.
A l'intérieur de la "friperie" j'ai soudainement les paroles de Mackelmore dans la tête : "I wear your granddad's clothes, I look incredible."
Pourquoi ? Je ne sais pas, j'ai dû l'entendre sans faire attention tout à l'heure dans la rue ou tout simplement parce que mon cerveau remarque que je suis dans un thrift shop comme le nom de la chanson.
Allyson se ballade dans les allées, fouille dans les cartons des étalages, se retourne vers moi, me conseille quelques fringues, en met quelques unes pour elle sur son bras et pour James sur l'autre.
Pendant que nous essayons nos nouvelles tenus, James a disparu.
Elle sort de sa cabine de fortune - elle est faite de cartons entassés dans un angle du magasin sur lesquels est déposé une tringle à rideaux - et tire le drap de la mienne."Tu es tout beau Dan, ça te va super bien! #la classe" déclare-t-elle en me regardant sous toutes les coutures. Je rougis derrière ma longue barbe et mes grosses lunettes de geek. "C'est en quoi ton pantalon? du velours côtelé?" J’opine du chef et elle renchérit : "Pas mal la doublure mouton de ta veste en jean... et moi je suis comment ?" m'interroge-t-elle à présent, une main sur sa hanche et l'autre fouillant dans ses cheveux rouges. Je veux lui répondre qu'elle est magnifique, et je serais encore loin d'exprimer le fond de mes pensées mais je sais très bien que je ne devrais pas. Drapée dans son manteau de vison à motif léopard duquel dépasse des bas résille et une paire de stilletos rouge, elle insiste d'un mouvement de sourcils puis fait jouer sa poitrine tatouée en rigolant. Allyson est une vraie pin-up comme on en voit plus, pas une de ces salopes qui seulement après avoir fait leur premier tattoo se fout à poil sur internet comme elle aime souvent à le préciser. Je formule ma réponse avec difficulté, gêné et incapable de détourner les yeux de sa poitrine : "c'est parfait !"
Et je me sens d'autant plus mal à l'aise quand James arrive par derrière, les mains dans le dos.
"Chérie je sais que ça ne remplacera pas Instagram, mais ça peut sûrement te faire plaisir. Maintenant, ferme les yeux, ouvre la bouche."
"James!!!!" fait-elle en élevant la voix, amusée. Il dépose dans ses mains un appareil photo à polaroid.
"Oh mon amour c'est über cool!"
"Comme ça tu pourras te prendre pour Terry Richardson." dit-il en lui caressant la nuque.
"T'as trouvé ça ou ?"
"Dans un magasin de l'autre côté de la rue..."
"Attends moi aussi j'ai quelque chose pour toi..."
Elle sort plein de vêtements d'un sac en papier, dont une chemise de bucheron, des bretelles et un jean taille haute tight et un chapeau.
"Frais le Fédora, j'en cherchais un comme ça." Il l'essaie, regarde son profil dans la glace et rentre dans la cabine pour se changer. Quand il en sort Allyson, lui conseille de faire un ourlet à son jean pour mettre en valeur ses espadrilles. Il parade les mains en croix un instant, puis regarde sa montre gousset. "Il ne va pas falloir traîner, on a de la route à faire, faudrait qu'on soit dans le Nevada cette nuit."
Nous avançons jusqu'à la caisse puis regagnons la voiture avec empressement les bras remplis d'anciens vêtements que nous jetterons dans la prochaine poubelle sur notre chemin.

Passé Vacaville et Dixon, un employé de l'autoroute avec un panneau "ralentir" à la main annonce qu'il y a un énorme bouchon de Davis à Sacramento. Là où normalement vingt minutes suffisent à parcourir cette distance, on nous annonce qu'il en faudra plus du triple. James décide de contourner par Woodland.
En arrivant à hauteur du panneau signalant l'entrée dans le comté de Yolo, Allyson ouvre en grand son manteau de fourrure dévoilant ainsi son tatouage avec la même inscription - You Only Live Once (pour "tu ne vis qu'une seule fois") avec des hirondelles de chaque côté - sur sa poitrine.
Je me rappelle une fois avoir demandé à Allyson la significations de son tatouage et elle m'avait répondu quelque chose du genre : "Nous vivons une époque où l'on meurt de plus en plus vieux, et où nous restons jeunes plus longtemps à condition de le rester dans sa tête." Je n'avais pas vraiment compris la portée de son argumentaire, peut être parce qu’elle était sous taz lors de notre discussion. Moi j'aurais plutôt interpréter ça comme ceci : "C'est parce que nous n'avons qu'une seule vie, qu'il faut la vivre à 100 à l'heure" - 180 sur le compteur pour être exact -. Quand j’énumère mentalement tous les excès en tout genre de mon frère et sa femme, "Live Fast Die Young" pourrait tout aussi bien être la devise du couple.

La route longe Yosémite dans les montagnes, à plus de 25OO mètres d'altitude ça ralentit à cause de l'affluence de touristes venus pour visiter Bodie.
Ville fantôme de la ruée vers l'or, dans ses mines on y produisait une quantité équivalente à 34 millions de dollars. D’où le surnom de la région "Golden state".
En son temps elle fût la 2ème ville de l'état avec 10 000 habitants, enfin avant que la fièvre de l'or ne finisse par se répandre comme une traînée de poudre.
Une flambée des violences inhérentes aux forty-niners et deux incendies causèrent l’abandon des lieux.
Aujourd’hui, bien qu'il n'y ait plus d'or, une foule de vandales à appareils photos continue de se presser devant les ruines.
Vu comme ça, elle ne paraît plus si déserte.

Après plus de 6h30 passées sur le bitume, nous arrivons enfin à Bishop. Un arrêt s'impose pour se dégourdir les jambes et peut-être parler enfin d'un plan.
J'amorce le sujet de discussions, James cherche sa carte dans la boîte à gants, et jure qu'un smartphone lui serait bien utile dans le cas présent.
Quand il réalise que le GPS de la voiture pourrait très bien faire l'affaire.

James fait part de son ras le bol des autoroutes, avec ses routiers pressés, les coups de klaxons, les queues de poissons, et qu'il envisagerait bien de prendre l'U.S route 6. Moins empruntée que les interstates highways. Passer par celle-là nous aiderait à passer plus inaperçus.
Comme Jack Kerouac l'avait fait dans l'Ozone Park du Queens, nous traçons notre itinéraire sur la carte d'un long trait avec un stylo rouge - en l’occurrence c'est sur l’écran tactile du GPS de la Cadillac -  la traversée horizontale, d'ouest en est de l’Amérique par la route 6.
Je lui demande pourquoi l'est ? Pourquoi New York ?
C'est à ce moment qu'Allyson qui était partie acheter des sandwichs et des bières revient.
"Moi je sais" fait-elle d'une moue maligne. Ils partagent tous deux un sourire, James balance la tête signifiant : "vas-y dis lui".
"On veut aller faire un tour dans le quartier de Williamsburg à Brooklyn, peut-être Wicker Park, East Village, Union Square, Bushwick, j'ai entendu que Mission District c'était cool, le lower east side et Montauk aussi. Après si ça nous plaît pas, on peut faire un tour à Miami pour le Spring Break, ça te brancherait Dan ?
"Est ce que j'ai le choix ?" dis-je en souriant sans vraiment m'attendre à une réponse de leur part.
Le soleil se couche sur le premier jour de notre voyage, ce fameux 20 mars, le dernier jour de l'hiver - l’équinoxe du printemps - qui marque pour nous le grand départ bien que l'on ne change pas vraiment d’hémisphère, nous suivons le couloir de migrations... vers le Spring Break, notre terre promise.