samedi 1 avril 2017

Cruauté Ordinaire

Cruauté Ordinaire

 

Avec patience, il guette sa proie, attend que celle-ci s'isole d'elle même, échappe un instant à la vigilance de ses parents pour l'enlever.
Soudain un coup de feu retentit derrière la mère de famille, résonant entre les arbres de la foret.
Et puis un cri, des gémissements apeurés qui lui viennent comme un murmure porté par le vent.
Des supplications.
La détresse affole la mère qui mené par un sentiment viscéral perd momentanément toute lucidité devant la scène de torture qui se déroule sous ses yeux.
L'homme d'une entaille experte au niveau du front, par de violents à-coups retire la peau pour s'en faire un manteau de celui qui n'est guère plus âgé qu'un nourrisson. Dépecé vivant. Écorché vif.
A la vue de son enfant blessè, elle en oublie la présence de la palombière et accoure enragé telle une louve allant à la rescousse de son louveteau.
Nous le savons, l'instinct maternel n'est pas propre à l'humain, c'est une chose commune à toutes les espèces.
Hélas, il est trop tard quand le piège se referme sur elle, des dents métalliques sortent du sol, enserrent ses membres, transperçant sa peau jusqu'à en meurtrir sa chair.

En sifflotant tranquillement, il ramène sur son dos les trois corps. L'enfant et la mère enceinte.
Une véritable aubaine pour le tortionnaire, cela lui évitera de la farcir pour Thanksgiving.
Derrière lui il laisse une trainée de sang, remplissant sur son passage le sillons fait de traces de griffes par ses précédentes victimes, l'horrible balisage menant à son antre.
Une jolie maisonnette de campagne, au charme rustique, de laquelle s'échappe par la hotte de la cheminé un petit nuage de fumé.
Il enlève ses bottes avant de rentrer, dépose son gibier sur la table de la cuisine ou sa femme est occupée à nettoyer distraitement les légumes et l'embrasse tendrement sur le front avant de passer dans le salon.
Toute dévouée à sa tache elle ne se pose pas de question quand son tablier est maculé de sang.
La cuisine c'est pour elle un moment de relaxation quand de ses mains si fine et délicate elle coupe, découpe, éventre, évide, éviscère, égorge, étripe gracieusement les carcasses qui étaient autrefois des êtres vivant sensibles, de chair et d'esprit.
Ça pourrait très bien être des gens que vous connaissez, parents, enfants, cousins, amis, voisins ça pourrait être un des vôtres.

Elle hésitait entre deux recettes pour le repas de ce soir.
La première, façon Armoricaine incluant une cuisson par ébouillantement ou la seconde et c'est le plat préféré de son mari : la blanquette.
Pour se faire elle commence par éplucher, peler les carottes, les échalotes, hacher un oignon et les blancs de poireaux.
Ensuite elle coupe la viande en morceaux et là met dans une casserole rempli de lait maternel et la fait cuire à feu doux. Comme si elle lui donné le bain.
La cuisson au lait a pour vertu de rendre la chair du nourrisson plus onctueuse, moelleuse.
Au simple crépitement de la flamme de la gazinière, experte, elle reconnait lorsque ébullition commence.
Ensuite elle ajoute les légumes et les aromates puis laisse mijoter une heure et demie.
Afin de s'assurer de la juste cuisson de la chair, elle l'a pince entre ses doigts pour s'assurer qu'elle se désagrège aisément.
Découper un bébé en morceau et le faire cuire dans le lait de sa mère, c'est cruel et sadique pensez-vous. Cependant, Goutez-le, voyez comme c'est succulent. Un délice n'est-il-pas!
Bien sur, ce n'est pas une recette "cacher" mais dans le meurtre on est loin des considérations religieuse voyez-vous.
Elle débarrasse son plan de travail, véritable charnier et donne la carcasse sanguinolente à son chien.
La minuterie du four sonne, la ménagère passe la tête dans l'encadrement de la porte et se délecte d'un "Le diner est prêt mon chéri."
Attablé, serviette autour du coup, couverts en main il attend que le plat soit servi dans cette salle à manger à la décoration pittoresque.
Sa tapisserie aux motifs jaunis et craquelés par le temps éclairé par la lueur de la cheminé sous le regard figé par l'horreur des têtes de ses victimes empaillés accroché aux murs. Ses trophées de chasse.
Le grincement strident de ses couverts sur la faïence joue une étrange mélodie qui ne serait pas sans rappeler le thème musical d'un film d'horreur.
Il mâche généreusement, bouche ouverte, un sourire satisfait sur le visage, échangeant un regard malicieux avec son épouse.
Glouton, il pique avec sa fourchette un nouveau morceau sans avoir fini d'avaler la précédente bouchée.
Puis il tape du poing sur la table, comme cela lui arrive souvent de faire quand il trouve cela vraiment bon.
C'est pour cela que dans un premier temps sa femme ne s’inquiète pas.
Il essaie de tousser une première fois, tente d'inspirer de l'air et réalise qu'il commence à s'étouffer.
Malgré ça, elle ne réagit pas mais lève la tête dans sa direction en lui demandant si le plat n'est pas trop chaud.
Face à son incapacité à répondre elle ne comprends toujours pas qu'il est en train de suffoquer et c'est seulement lorsque celui-ci recule sur sa chaise en dénouant la serviette autours de son cou qu'elle réalise enfin ce qui est en train de se passer.
Ne suffisant pas à retrouver sa respiration il défait les boutons de sa chemise avec difficulté afin de se soulager.
Au bout de quelques secondes interminables il parvient enfin à retirer quelque chose de sa gorge, en triturant l’intérieur de sa bouche avec ses doigts, essayant certainement de se faire vomir pour expulser ce qui obstrue sa trachée.
Il en sors à sa plus grande stupeur non pas des fragments d'os ou de cartilages mais des arrêtes.
Des arrêtes de poisson, qu'il retire par dizaines et dizaines sans toutefois parvenir à extirper la totalité de ce qui se trouve coincé dans sa gorge, ni a retrouver son souffle.
Interloqué, bientôt asphyxié, le regard embué de larmes, les muscles maxillaire crispés, le teint écarlate, il dévisage sa femme qui ne trouve rien d'autre à faire que de se justifier en disant qu'elle n'a fait que suivre la recette.
La tête de l'homme bascule vers l'avant et vient heurter la table, mourant ainsi couteau et fourchette à la main sous le regard brillant de ses trophées de chasse.

A vous qui lisez ceci.
Plus la peine de détourner le regard, tourner la page ou arrêter de lire. L'idée a germé, les images se sont installées dans vos pensées.
Et maintenant que vous savez vous ne pouvez plus ignorer de quoi vous vous rendez souvent complices, parfois coupables.
Il n'est cependant pas trop tard pour vous, l'horreur est humaine.

samedi 2 avril 2016

Femme Fatale

Femme Fatale
 
Avec mon teint pale et mes longs cheveux blonds, on me demande souvent si j'ai des origines Scandinaves ou de l'Est pourtant il n'en est rien. Je trouve ça drôle, c'est souvent la deuxième question qui vient quand je rencontre quelqu'un. La première étant "est-ce que je peux te payer un verre?".
C'est d'ailleurs encore à cause de cette question que je me suis retrouvée dans une chambre d'hôtel...
L'homme qui est allongé sur le lit m'a gentiment glissé du GHB dans mon verre avec la complicité du barman.
Ce qu'il ne savait pas c'est que je l’avais vu arriver de loin et en toute connaissance de cause j'ai échangé les verres avant de trinquer avec lui. Je crois que ça l'a un peu déstabilisé sur le moment, pour ne pas dire complètement décontenancé, le pauvre garçon.

Vous savez ce qu'on dit "Les hommes proposent, les femmes disposent" et c'est bien mon cas, je choisis toujours ma cible, c'est moi qui chasse, je suis la prédatrice.
Tiens, tiens qu'est-ce que ce sera ce soir ? Je m'interroge en me peignant, basculant ma chevelure dans un sens puis dans l'autre.
Un homme marié, père de famille, politique, avocat, un pompier ou même un écrivain pourquoi pas, on verra. Toutes classes, tous profils confondus. Ils me méritent tous, me désirent tous.
Très jeune déjà, les hommes disaient de moi que plus tard je deviendrais une bombe humaine.
Sans aucun doute que c'était ma couleur de cheveux qui leur faisait dire ça.
C'est bien connu, les hommes préfèrent les blondes.
Je n'ai jamais vraiment compris, comment le simple fait d’être blonde exerce un tel magnétisme sur la gente masculine.
Peut-être que cela leur évoque la pureté ou bien le contraire, est-ce l'ambivalence de l’innocence et la perversion que l'on y prête dans les films pour adultes.
Quand on regarde en arrière - c'est ce qu'ils font toujours sur mon passage - dans les mythes de l'antiquité Vénus la déesse de l’amour était elle-même blonde.
Si on ajoute à cela ma poitrine généreuse que j'ajuste à travers mon soutien-gorge, j'incarne pour certains un symbole maternel, celui de la mère nourricière et rassurante. Tous autant qu'ils sont, descendants d’œdipe.
Il est bientôt temps pour moi de quitter la chambre, j'enfile ma robe, le tissu glissant sur mon corps comme des draps de soie.
J'aime cette robe, avec son rouge sang et son croisé dans le dos, c'est drôle en la regardant à présent elle me fait penser au ruban du sidaction. Avec elle, tous les regards vont dans ma direction, toutes ces érections à mon intention.
Pourquoi le rouge attire plus les hommes ? Les fait bander comme des taureaux dans une arène. Parce que ça leur rappelle le cul tumescent, cambré d'une guenon en rut ? Ou simplement le rougeoiement de l'intérieur d'un corps humain et de son bouton de rose.
Inconsciemment c'est le brainstorming de l'instinct sexuel, le big bande, le gyrophare rouge qui s'allume dans leur esprit et qui s'assimile aux lanternes des maisons closes, la couleur de la Saint-Valentin...tout se chamboule dans leurs esprits par la seule présence de rouge à lèvres sur les miennes.
Une dernière petite retouche maquillage et puis s'en va, sur la pointe des pieds, mes talons à la main.
Habituellement c'est eux qui quittent la chambre silencieusement aux premières lueurs du jour, sans un mot, laissant parfois sur la table juste de quoi payer un taxi.
Avec moi c'est tout l'inverse, et ça les énerve quand ils se réveillent tôt pensant me faire le coup et qu'ils se rendent compte que je les ai déjà devancés.
Le lit vide et froid de l'autre coté, se lève pour pisser et alors découvre inscrit au rouge à lèvres sur le miroir de la salle de bain que j'ai toujours le dernier mot, le mot de la fin. "Bienvenue au Club".


Ce qui m'a poussée à devenir ce que je suis aujourd'hui. Non, ce n'est pas qu'un chagrin d'amour c'est bien plus que ça.
Cela faisait deux semestres que l’on s’échangeait des regards furtifs dans l’amphithéâtre. Il se mettait toujours derrière moi. Sans aucun doute, placé à cet endroit pour mater mes fesses. Et pour son plus grand plaisir, je faisais dépasser mon string de ma jupe. S'il s'était mis devant moi, qui sait j'aurais peut être enlevé ma culotte.
Oh, vous devez penser que je suis une sacrée salope et vous avez tord.
Ce n'est pas parce que j'aime m'amuser que je suis une traînée. Pour beaucoup de mecs, une fille qui aime le sexe est forcément une fille qui ne se respecte pas, je ne suis pas d'accord...et puis vous êtes bien contents de tomber sur moi pour tromper votre copine.
J'avais demandé à une de mes amies de me le présenter, à l'époque j'étais comment dire, non pas timide mais plus introvertie que je ne le suis maintenant.
Il s'appelait Adis, étudiant espagnol d'un programme Erasmus. Avec un de ces charmes et un regard ténébreux...Hum.
Lorsque l'on a enfin fait connaissance si je puis dire, il connaissait déjà mon nom et je compris qu'il s'était lui aussi renseigné sur moi.
C'était à la fois gênant et troublant, la surprise m'avait coupé tout élan et j'avais l'impression d’être ivre, à glousser pour rien à chacun de ses mots.
Avec le recul je m'en veux tellement d'avoir était si naïve.
En quelques jours à se parler au téléphone, à échanger SMS, MMS, photo Snapchat...j'ai rapidement eu l'impression que l'on se connaissait depuis toujours et c'était là ma première erreur car ma seconde était de répondre à son invitation. Le rejoindre à une soirée organisée par Anthony, un mec de 2ème année pour la veille des vacances.


Je ne fais pas ça pour l'argent mais pour le plaisir.
Et c'est pour cette même raison que je fais le tour des casernes de militaires, bains douches, vestiaires de foot, basket, rugby et tous les sports collectifs connus ou pratiqués. Tout ce qui pue le mâle et la camaraderie.
Je ne suis pas ce que l'on appelle une groupie, ni même supportrice mais je me considère plus comme une sorte de membre du staff technique. C'est l’entraîneur qui m'a fait rentrer dans les vestiaires. Quoi qu'il en soit aujourd'hui la biscotte, c'est moi.
A genoux devant eux, le capitaine me met une claque sur les fesses et s'installe sur moi.
L'un de ses coéquipiers vient le coiffer d'un chapeau de cowboy et crie aux autres "sex rodeo" en leur tapant dans les mains, hilare.
Je comprends qu'ils me font le coup du taureau enragé quand il se penche sur moi et s’exécute.
Sa poitrine collée contre mon dos il m'enserre fermement avec ses bras et me susurre alors avec douceur "J'ai le sida chérie".
A la surprise générale j'éclate en fou rire, tout en accélérant le mouvement de mes hanches.
Je le sens qui débande carrément, sa respiration dans mon cou se fait plus lourde, il se demande sûrement ce qui cloche.
L'entraîneur arrête son chrono, procède à un changement tactique, remplace le capitaine qui donne son brassard.
Il fait rentrer un nouveau joueur, celui-ci me pilonne l'anus férocement, la tête enfouie dans un sac de sport plein d'affaires sales je commence à jouir sans retenue.
Quand je relève la tête pour respirer je surprends l'un d'entre eux en train de filmer la scène avec son téléphone. Sur le coup, je le vois qui hésite à le ranger mais quand il m’aperçoit faire un clin d’œil à la camera il comprend qu'il peut continuer à filmer sa propre mort. Ce qu'il prend pour une sex-tape n'est rien d'autre qu'un snuff film dont il est le premier rôle, la victime.
L’entraîneur qui regardait jusque-là, s'approche de moi et me demande "finis-moi" ce que je fais à coups de langue.


La soirée se passait dans une de ces grandes villas résidentielles, comme il y en a plein la banlieue Parisienne.
Évidemment la musique était à fond je pouvais l'entendre de la rue, c'est comme ça que j'avais trouvé le grand portail noir.
Sur la terrasse surplombant le jardin, une bande de garçon faisait une partie de beer pong.
A l’intérieur un DJ passait de la minimal quelconque, quand je suis passée dans le salon une fille en a embrassé une autre selon les règles du jeu de la bouteille.
En traversant le couloir, je pouvais voir que chaque pièce était remplie d'étudiants, certains que j'avais déjà entraperçu à la fac, d'autres dont les visages m'étaient inconnus.
Alors que je demandais à une fille de ma promo si elle savait ou était Adis, j'ai manqué de me faire renverser un verre sur mon décolleté par un mec complétement bourré.
Dans le brouhaha environnant de la musique et des gens bourrés elle m'a répondu qu'elle ne connaissait pas de Adis.
Quelqu'un me tapa l'épaule, je pensais que c'était un relou qui voulait me draguer (du moins tenter sa chance) et en me retournant je vis Adis, tout sourire se pencher vers moi pour me faire la bise.
Très vite gênée par le bruit pour discuter, nous sommes montés dans une chambre à l'étage.
Là nous avons fermé la porte, assis sur le lit, il a sorti un petit sachet disant que c'était de la coke et m'a demandé si j'avais un miroir dans mon sac que je lui ai donné.
Jamais 2 sans 3 comme on dit, cette fois j'ai fait l'erreur de prendre de la drogue.
A ce moment-là , je ne pouvais me douter que l'on allait partager beaucoup plus qu'un gramme de cocaïne, que nos destins seraient liés à la vie à la mort.
Il a roulé un billet de 20 et me l'a tendu pour que je sniffe avec, ce que j'ai fait.
J'avais un peu de poudre sur le sillon au dessous de mon nez, il l'a essuyé avec son index en me disant "on appelle ça le doigt de l'ange" puis m'a embrassée.
Nous avons basculé en arrière et tout a basculé à ce moment, ma vie entière.
Allongés sur ce lit, on s'est déshabillé tout en se touchant l'un l'autre.
Ça a tapé à la porte, ça chahutait dans le couloir, vous savez ce que c'est quand deux personnes se mettent à l'écart dans une chambre pendant une fête.
Et après ça je ne me rappelle de rien, blackout total. A mon réveil, j’étais toujours dans la même chambre mais pas avec les mêmes personnes, oui, j'étais avec trois garçons nus, endormis à coté de moi dont un sur un siège le pantalon sur les genoux.
En me relevant, je fus frappée de vive douleur partout sur le corps et d'une grosse migraine, la pire gueule de bois de ma vie.
Ce n'est qu'une fois chez moi, aux toilettes quand j'ai vu dans mon urine du sang et des coulures de sperme que j'ai commencé à m’inquiéter. Ce n'était pas des pertes blanches.
Je le savais déjà, mon organisme ne pouvait pas repousser de cette manière le virus comme il le ferait avec une mycose.
A l'époque j'aurais peut être pu éviter la contamination, aller à l’hôpital demander un traitement d'urgence mais je n'en avais pas connaissance. Toute cette soirée me semblait trop irréaliste, comme un mauvais rêve duquel on vient de se réveiller en espérant se rendormir pour l'oublier.


Un des mecs assis autour de moi, Tony tousse à plusieurs reprises, m’interrompant presque dans mon récit.
Je ne peux pas lui en vouloir, il vient de passer en phase terminale, son système immunitaire l'a abandonné tout comme sa famille, son avenir et tout espoir.
Parfois je me demande pourquoi je raconte tout ça ici, à ces gens, peut-être parce que je sais que quelque part ils me comprennent, ne me jugent pas comme le feraient les "normaux", les séronégatifs.
Là, tous réunis à se présenter tour à tour, raconter nos histoires comme un groupe de discussions dans un roman de Chuck Palahniuk.
Sauf un homme en imper et chapeau noir qui nous écoute en retrait, debout, au fond de la salle dans la semi-obscurité.
Certainement un futur membre du club qui n'ose pas encore se joindre à nous.
Quelqu'un d'autre prend la parole et Tony, mi-homme mi-girafe avec sa peau tachetée de verrues noires par le sarcome de Kaposi l'interrompt à nouveau en s'étouffant presque.
La séance touche à sa fin, en sortant l'homme qui nous observait m’adresse un regard à mon passage. Ainsi, habillé, il me fait penser à un majordome.
Dehors en attendant le bus sous l’abri prévu à cet effet, voilà qu'il vient à ma rencontre.
"Mademoiselle, voici une invitation à une réception que mon employeur organise, vous devriez venir, c'est très bien rémunéré." dit-il en me tendant une enveloppe qu'il a sorti de sa poche intérieure avant de regagner la voiture aux vitres teintées qui l'attend le moteur allumé.
J'ouvre l’enveloppe et découvre une petite carte avec seulement une date, une heure et une adresse inscrite dessus. Énigmatique.
Il s'installe à l'avant, assis sur le siège passager et referme la portière, je frappe à la vitre qu'il ouvre avec une expression malicieuse attendant ma question.
"Pourquoi, moi ?"
"Mademoiselle, vous correspondez aux critères physique désirés par mon employeur et ses riches amis".
Le véhicule démarre sous la pluie battante, s'éloigne au loin dans la brume nocturne.
Les dernier mots prononcés par le majordome résonne dans mon esprit et me font comprendre la raison pour laquelle son choix s'est porté sur moi et non quelqu'un d'autre du groupe : je suis un porteur sain, d'apparence désirable.


Pendant plusieurs semaines je n'ai plus eu de nouvelles de lui, pas un SMS, ou un Snap, rien. C'était plutôt logique, les vacances de fin d'année tout le monde retourne en famille, la sienne étant à l'étranger cela faisait sens.
Rien qu'a l'idée de le recroiser à la fac je sentais la honte gronder dans mon ventre mais j'avais besoin de savoir, qu'il me raconte ce qui s'était passé quand j'ai perdu connaissance. Chacun de mes appels restait sans réponse, les messages sur Facebook marqués comme lus, il m'évitait.
Et bien que je m’efforçais de ne pas m’inquiéter, peu à peu des bribes de souvenirs me revenaient.
A la reprise des cours, j'ai su qu'il ne reviendrait pas et je n'eus plus de nouvelles de lui jusqu’à ce que je reçoive un e-mail de sa part, ce fameux jour où j'ai perdu foi en l'humanité.
Sa lettre de suicide informatisé où il m'expliquait qu'il était désolé de m'avoir infligé ça et qu'il était rongé de remord.
Dans laquelle il me racontait en détail comment il avait contracté la maladie et pourquoi il s'était servi de moi selon ses termes "comme d'une arme à destination" en me donnant à sniffer de l'héroïne à la place de la cocaïne me laissant à la merci des mecs bourrés de la soirée.
Tout ça dans le seul but de se venger, de tout et tout le monde.
A la lecture de ces mots je me suis jurée de ne plus jamais accorder ma confiance aux hommes, tous autant qu'ils sont.


Je suis là au lieu et heure du rendez-vous fixé sur la carte. Vêtue d'une robe blanche, avec mes longs cheveux blonds je ressemble à un ange, un ange de la mort.
Comme je l'ai déjà dit, je fais ça pour le plaisir...de me venger. Je n'ai plus rien à perdre maintenant mais si je peux y gagner un peu d'argent je ne dis pas non. Après tout je suis toujours étudiante.
Une voiture noire s'approche du trottoir ou je me tiens, la portière arrière droite s'ouvre et j'entre dans le véhicule.
Les vitres teintées sont tellement sombres que je ne peux pas voir à travers durant tout le trajet.
Soudain le véhicule s’arrête, et si j'en crois les remous de la voiture nous roulons sur un chemin de gravier.
Le chauffeur sort pour m'ouvrir la porte de la voiture et j’aperçois en levant la tête le majordome, l'homme que j'ai rencontré l'autre jour m'attend sur le perron de la porte.
Il me salue, me précise que j'étais très attendue, que ces messieurs sont très excités par ma venue et me demande de le suivre.
J'avance à ses côtés dans la demeure, guidée par les spots de lumières au plafond.
Deux hommes à la carrure de vigile de supermarché nous ouvrent la double porte qui donne sur un grand salon rempli de canapés et de lampes.
Le majordome, récupère mon manteau et mon sac puis d'un geste de la main m'invite à avancer vers les hommes assis en train de fumer leurs cigares.
Ils semblent tous d'âges différents mais ont résolument passé la cinquantaine. D'autres filles sont présentes aussi, l'une d'elle se déshabille et se frotte sur un vieil homme en fauteuil roulant.
Ils m'entourent et sans même connaitre mon nom ils me chuchotent une question "depuis quand je suis contaminée?".
A sentir leurs érections sur mes jambes et mes fesses je comprends ce qui les excite, ces riches veulent expérimenter le grand frisson, frôler la mort par le plaisir charnel avec des jeunes femmes séropositives.
Leur instinct de mort est exacerbé mais le risque reste mesuré, malgré le fait qu'ils ne mettent pas de préservatif il y a un médecin avec des traitements infectieux d'urgence qui assiste à la scène.
Le plus jeune de ces hommes me palpe le sein, me regarde en demandant s'il peut le lécher et je lui réponds d'une carresse maternelle sur le haut de la tête.
A peine trois heures après, nous sommes congédiés par le majordome, la levrette russe ne se joue pas plus d'une fois généralement.
Un domestique me rend mon manteau et mon sac dans lequel il y glisse une enveloppe puis m'escorte jusqu'à l'extérieur où une voiture m'attend.


Assise sur une chaise dans cette antichambre à attendre que quelqu'un vienne nous chercher pour traverser le couloir de la mort.
Ce qui nous attendait n'était pas une injection qui nous prélèvera la vie, non, seulement un peu de notre sang.
Je feuilletais des brochures posées sur la table, l'une d'elle était quand même pour le don du sang.
Pour la première fois depuis des semaines je souriais en pensant que mon groupe sanguin était O+, donneur universel.
Si le sang n'était pas vérifié ça aurait été une bonne idée, en tout cas meilleure que celle de mettre des aiguilles infectées dans les sièges d'un cinéma.
Deux sièges plus loin, un homme, la quarantaine, sifflotait en se recoiffant puis porta son regard sur moi et me sourit.
Je me rappelle avoir vu un couple ressortir main dans la main et ça m'avait tellement écœurée que je n'avais pu réprimer mes pleurs.
L'homme s'approcha de moi pour me tendre un mouchoir et remit une mèche de mes cheveux derrière l'oreille.
Il me murmura « ça va aller » puis une fois calmée, je me redressais et levais les yeux vers lui en le remerciant le nez dans mon mouchoir.
En réponse il balaya l'air d'un geste de la main avant de me dire "Moi, c'est Tony". Les présentations faites, je lui demandais comment il faisait pour prendre la chose aussi bien, sans stress et il me raconta qu'il en avait marre de vivre avec une épée de Damoclès arc en ciel au-dessus de la tête.
Pétrifié de contracter le sida à chaque fois qu'il avait un rapport sexuel, il participa à sa première slaming party, ces grandes orgies marathon ou des centaines d'hommes baisent sous méphédrone.
Il ne voulait plus plus vivre dans la peur. Être libéré, ne plus avoir à y penser. Pour cela il lui fallait affronté sa peur d’être contaminé une bonne fois pour toute.
Sa vision des choses m'inspira la mienne, celle qui me pousse à aller de l'avant, à ne pas me laisser abattre me donner envie de me battre à ma façon.
Non-violente, c'est mon côté peace and love, même si les hippies ne sont pas vraiment le bon exemple puisqu'il se sont décimés comme ça.
On pourrait aussi dire que si j’étais indienne je serais l’alter ego de Gandhi, pacifiste à l’extrême je ferais un sitting une bite dans chaque trou comme un fakir du cul.
Dans le petit miroir à main, je vois mes joues noircies par mes larmes. Je sors ma trousse à maquillage de mon sac, remet un peu de crayon, d'eye-liner et de fond de teint.
A présent, sous ces peintures de guerre je dissimulerai mes peurs et de ma beauté je ferai une arme.
Un médecin vint au pas de la porte, l'homme à coté de moi, Tony se leva et le suivit.
Je ne savais à ce moment que l'on se reverrait un jour...au groupe de discussion.


Je ne crains pas que l'on m’arrête, ou m'accuse de tuer tous ces gens. Moi je n'ai violé personne, drogué personne, je ne propose même pas, je dispose et ma seule exigence c'est de le faire sans préservatif.
Mais bien souvent, je n'ai pas besoin de le dire ils le comprennent d’eux-mêmes.
Ce soir, pour rentrer chez moi je décide d'emprunter un autre chemin, habituellement je ne serais pas passé par la cité et ses allées mal éclairées.
Sur mon passage j’entends des sifflements par une bande qui traîne devant un immeuble. Le harcèlement de rue au service de la misère sexuelle.
L'un d'eux en sweat à capuche s'approche, en me traitant de pute, la classe à l'état brut.
Je ne réponds pas et continue mon chemin.
Généralement ça les rend fou quand je me dandine en me mordillant la lèvre inférieure, les défiant du regard, à qui me ramènera chez lui, le virus dans son foyer, pour moi un nouveau foyer infectieux.
Quant à eux, ils semblent plus dans l'esprit communautaire, de la culture du partage et de la tournante.
Après tout si il y en a pour un il y en a pour six.
J’accélère le pas, franchis un petit passage étroit quand je reçois un crachat dans les cheveux.
Quand je me retourne ils sont tous là à m’entourer, me toucher, avide, la bave aux lèvres comme les chiens qu'ils sont.
Et bien que je me laisse faire, c'est plus fort qu'eux ils ont ce besoin de me frapper.
Ils m'entrainent avec eux, à l'écart de tout regard, dans les caves, là personne ne viendra me chercher quand ils en auront fini avec moi.
A ce moment même je sais que je vais mourir.
Mes vêtements arrachés, à genoux et une lèvre tuméfiée, j'ouvre la bouche pour accueillir leurs sexes, comme je le ferais avec un revolver six-coups pour me suicider.
Et je les suce goulument, avec une ardeur telle que ça n'a même pas l'air de les inquiéter et pourtant ils devraient. Ils ne savent pas qui est du bon côté de l'arme.
Une racaille me prend par les cheveux et pousse sa bite au plus profond de ma gorge en appuyant sur ma tête.
L'éclairage à minuterie s'éteint et j'en profite pour cracher le sang qui boue au fond de ma bouche sur leurs bites. Et ça les excite.
On rallume la lumière, les ombres de mes agresseurs dansent sur les murs, je sens l'un d'eux passer derrière moi.
Il me tire la tête en arrière et me lèche l'oreille puis relâche ma nuque (sa prise) pour mieux refermer son étreinte.
La pénétration est difficile, ça fait mal, et je ne peux même pas serrer les dents pour affronter la douleur puisqu’ils m'obligent à les sucer.
Pendant de longues minutes le mouvement s’accélère jusqu’à ralentir où ils finissent par rependre le venin de leurs verges.
Alors que je commence à reprendre ma respiration une pluie de coups s’abat sur moi.
Celui qui était en moi, sort un couteau qu'il tend au plus jeune en lui ordonnant "finis-la".
Dans ces termes, je comprends bien qu' il n'est pas question de sexe mais de meurtre.
Il se penche sur moi et m’exécute.
La lame tranche, pénètre l’épiderme, en plusieurs endroits, un peu plus profond à chaque coup, un peu moins rapide au bout d'un temps.
Je sens la vie me quitter, la fin du calvaire, l’hémorragie.
Me vidant de mon sang, tout ce sang venimeux qui se répand sur le sol de ces caves comme un fleuve, une dernière pensée me traverse. Et que coule la haine.

mardi 27 octobre 2015

Des Voraces

 
Année 2200, la terre, seule planète habitable par l'homme, est désertée de toute végétation et de tout animal à cause des aberrations climatiques.
L’atmosphère terrestre recouverte de nuages toxiques était irrespirable jusqu'à ce que soient construites les forêts synthétiques.
Dérivées de l'agriculture transgénique, les feuilles des arbres étaient nano-alvéolées agissant ainsi comme de éoliennes et des filtres anti-pollution.
Comme toujours, l'homme s'adapta à ces conditions et fît construire des milliers de ces forêts autour des villes.
Mais c'était sans compter sur une autre problématique d'ordre écologique à laquelle les différents gouvernements devaient faire face : la crise agroalimentaire de 2148.
La population mondiale approchant des 12 milliards il fallait trouver une solution adaptée. C'est alors que la communauté scientifique fût requise pour la trouver.
Bien que les expérimentations génétiques, comme le clonage, n'avaient jamais été suffisamment concluantes pour être pratiquées à grande échelle (précisons qu'elles étaient également entravées par une question morale), les résultats concernant les organes seuls (isolés) étaient quant à eux très satisfaisants.
Ainsi les laboratoires utilisèrent les espèces animales en voie de disparition qui avaient été cryogénisées et conservées dans les musées pour élaborer une viande synthétique exploitable industriellement qu'ils désignèrent selon le terme "Viande Noire".
Les premiers temps le prix de vente était excessivement cher, comme tout nouveau produit en forte demande. 
Seuls les riches pouvaient se permettre d'en acheter et ces derniers se rendirent rapidement compte que les vertus gustatives de ce nouveau met ne tenaient pas leurs promesses.
On disait qu'elles équivalaient celles d'une crème glacée, arôme viande, qui comme un sorbet, était constitué à 50% d'air, le reste étant majoritairement composé d'eau.
De plus, la consistance de cette viande ne rappelait pas vraiment celle de la chair, de la viande elle n'en avait que l'appellation.
Après quelques années, les chaînes de production purent suivre une cadence permettant à la classe populaire de s'en procurer à un prix décent.
Durant cette période ils se disaient que le gouvernement y injectait des drogues médicamenteuses pour asservir les consommateurs, afin que la population soit docile.
Cependant la lutte des classes perdurait, la société était scindée.
D'un côté la classe moyenne, prolétaire, pauvre réduite à vivre dans les bas fonds de la ville et de l'autre l'aristocratie, sempiternelle héritière de la monarchie vivant dans les résidences fermées aux hauts immeubles d'architecture haussmannienne.
A la périphérie de la ville s'étendaient les immenses forêts synthétiques, parsemées de décharges sauvages dans lesquelles s'étaient reclus quelques marginaux et rebuts de la société.




Junior était l'un d'eux, dernier membre vivant d'une famille de chasseurs et trappeurs qui avait au fil des générations sombré dans la dégénérescence absolue.
Le gibier s'amenuisant d'année en année, sa famille n'avait eu d'autres choix que d'adapter son régime alimentaire.
Celui-ci ne pouvait pas être à base de plantes synthétiques, plus rien ne poussait depuis ce grand aménagement écologique, ni même avant cela, ce qui avait accéléré considérablement l'extinction de toute espèce animale et avait poussé les omnivores à devenir cannibales.

Ces derniers jours, l'ermite sanguinaire avait pris toutes ses précautions.
Déguisé toute une journée en mascotte à la sortie d'un célèbre parc à thème pour enfants, il avait attendu patiemment que l'opportunité se présente.
Il avait un goût particulier pour les jeunes garçons, attention ce n'était pas là une attirance sexuelle, c'était purement une préférence culinaire.
Une chair laiteuse, plus tendre et délicate, moins forte en bouche comme pouvait l'être l'agneau avant que l’espèce ne s'éteigne.
C'est au moment où il y avait la plus forte affluence qu'il passa à l'acte, profitant de l'égarement momentané de Robin, un petit garçon de 7 ans. (Vous aurez tous les détails avec sa photo sur les bouteilles de lait). Il fit semblant de l'aider à retrouver ses parents.
Une fois à l'écart de la foule, il posa sa main sur sa tête et lui disloqua la nuque d'un mouvement puis balança le corps par la porte latérale de sa camionnette.
A l'intérieur de son atelier, Junior sifflotait joyeusement en découpant la chair du garçonnet sur son établi, pendant que mijotait dans une casserole les plus grosses pièces.
Cuisiner était pour lui un moment de relaxation, cela lui permettait d'oublier l'espace d'un instant toutes ses idées noires et Ô combien sa solitude lui pesait.
Le souvenir des bons petits plats de sa mère hantait la pièce, il pouvait presque en sentir l'odeur.
Une vague sentimentale de nostalgie le parcourut.
Distrait, il n'entendit pas les véhicules s'arrêter tout près de sa maison.
Pourtant les passages étaient rares dans ces alentours boisés et déserts sur des kilomètres à la ronde.
Dans son enthousiasme, il se surprit à réciter les célèbres répliques de "Macbeth" - c'était un homme très cultivé en dépit de son physique un peu bourru - en tenant le crâne encore sanglant et décharné du garçon dans sa main.
Un projecteur vint l'éclairer tel une mise en scène théâtrale soignée, lorsqu'un acteur se lance dans un aparté.
Celui-ci appartenait à un commando cagoulé, toutes armes braquées sur lui, l'observant tapis dans l'obscurité, prêt à tirer.
Il le savait, il s'y attendait, à ce qu'un jour la Police vienne l'arrêter, son père ne l'avait que trop souvent mis en garde.
Tous ses conseils lui revenaient à présent en mémoire.
Un long silence demeura, que même le vent au dehors semblait respecter.
Junior essaya de ne pas le troubler, retint sa respiration en se saisissant de son hachoir bien qu'il se savait repéré.
Les fantômes de la justice progressaient comme des ombres dans les ténèbres, une latte de parquet grinça à l’étage, ou était-ce un volet, nul ne le sait.
Et d'un seul coup, ils menèrent l'assaut comme un seul homme. La porte sortit de ses gonds, les vitres éclatèrent. Pris de court, Junior se débattit dans le vide, ses mouvements fendirent l'air avant qu'il ne s'écroule au sol.
Un picotement dans la nuque et il perdit connaissance comme un tombé de rideau à la fin d'un acte. Le groupe d'intervention, tout vêtu de noir lui passèrent les menottes et un sac sur la tête avant de le traîner hors de la bâtisse.




Loin de là, quelque part dans les ruelles sombres et malfamées de Paris, une jeune femme apprêtée marchait toute seule.
D'un pas léger et régulier, le bruit de ses talons hauts qu'elle faisait résonner sur les façades haussmanniennes nouvelles, sans peur de s'attirer une mauvaise rencontre au détour d'une allée.
Pour tout vous dire, elle avait rendez-vous ce soir avec un illustre inconnu, rencontré la veille sur internet.
La seule chose qui l'inquiétait à ce moment-là c'était de savoir si son rencart serait identique aux photos et s'il ne lui poserait pas un lapin.
Presque l'heure du rendez-vous passé et personne à l'horizon, du moins personne correspondant à sa description.
Elle commença à désespérer quand un homme fit son apparition au coin de la rue.
C'était une femme qui marchait à l'instinct et juste en appréciant la démarche assuré de la silhouette qui se rapprochait, elle savait que ce ne pouvait être que lui.
Son regard pétillant et son sourire charmeur vint confirmer son sentiment quand il se présenta d'un geste ouvert de la main: "Je suis James".
Elle ne put réprimer un petit rire timide puis s'éclaircit la voix pour répondre : "Moi c'est Annie".
Rien qu'au premier contact, le jeune homme en eut l'intime conviction... "C'est elle".
Il passa devant elle pour lui ouvrir la porte du restaurant, fit signe au serveur pour le nombre de couverts qui les conduisit à une table tranquille au fond de la pièce.
Pour elle, James était un filet mignon, avec ses fesses bien musclées, ce qu'elle préférait chez un homme, son morceau préféré.
Vous l'aurez compris, Annie était une mangeuse d'hommes.
En véritable gentleman, il tira la chaise de la demoiselle pour qu'elle puisse s'y asseoir, bien sûr elle ne bouda pas son plaisir.
Le repas se déroula bien, il avait de la discussion. Art, politique, travail... Étrangement il lui donnait l'impression de la connaitre depuis longtemps.
Elle le sentait, elle était tombée sur un homme qui s'intéressait vraiment à elle en tant que personne et non comme un objet sexuel.
La soirée arrivait à son terme. Le restaurant allait fermer. Les employés rangeaient les tables. Ils installaient les couverts sur les nappes blanches pour le service du lendemain.
Jusqu'au bout, il fit preuve de manières impeccables, récupéra son manteau et l'aida à l'enfiler une manche après l'autre.
Alors qu'ils se dirigeaient vers la sortie, elle s’arrêta au bar et demanda l'addition mais ce dernier l'avait déjà payée.
James lui confia qu'il avait réglé la note quand elle s'était absentée pour aller aux toilettes.
Il sourit. Elle rougit et promit que la prochaine fois ce serait elle qui cuisinerait.
Dehors en sortant, éclairé par les réverbères parisiens, il lui proposa de prendre un dernier verre chez lui.
Annie savait que ce n'était pas dans ses habitudes mais cette fois-ci elle allait faire une exception.
Comment pouvait-elle refuser ? Il était à croquer et elle avait envie d'y goûter...
Tout ce qu'elle risquait c'était de tomber amoureuse, cette idée finit de la convaincre.
Bras dessus, bras dessous, ils roucoulèrent jusqu’à l'appartement du jeune homme.
Il habitait dans un des quartiers déserté de la ville, elle connaissait bien les lieux.
C'est ici qu'autrefois elle emmenait ses proies avant de les tuer... mais pas ce soir, avec lui elle voulait prolonger les choses, apprécier le moment.
L'espace d'un instant la pensée qu'il puisse être comme elle, un tueur en série cannibale, lui traversa l'esprit avant de disparaître dans un haussement de sourcil en rentrant chez lui.
Pas de bâches, ni de bocaux contenant des organes humains putréfiés, bien au contraire c'était une garçonnière à la décoration pleine de bon goût, elle pouvait même y percevoir une touche de féminité.
En allant à la cuisine il lui dit de se mettre à l'aise, et revint deux verres à la main, lui demandant de trinquer à leur rencontre.
"Ce garçon est en train de me faire tourner la tête" pensa-t-elle avant de perdre connaissance sur son canapé.




Clopin, clopant, le dos voûté, il avançait difficilement entre les étalages du grand marché.
Il vous regardait du fond de ses orbites vides en contre plongée, avec ce sourire dégoûté qu'il affichait en reniflant l'air humide et pollué, c'était pour tout cela que ses maîtres le surnommaient "Rat".
Enfin, aussi et surtout parce qu'il avait des excroissances humaines qui lui poussaient sur le dos, bien souvent il s'agissait d'oreilles.
Le domestique remplissait son panier précieusement en s’arrêtant régulièrement la main sur le front et les yeux plissés pour énumérer mentalement sa liste de courses.
Il devenait fou, entendait des voix résonner en permanence dans sa tête... Celles de ses maîtres, en particulier depuis qu'ils lui avaient fait implanter une nano puce dans le cerveau.
Rendu craintif, il se sentait observé à cause des remarques répétées continuellement, programmées à cet effet à chaque fois qu'il avait oublié quelque chose.
Certaines phrases avaient même engendré chez lui des réflexes conditionnés, son libre arbitre partiellement annihilé.
Il arrivait bientôt au dernier stand et sa liste n'était toujours pas terminée, il lui restait à prendre : la viande.
La vieille dame derrière son étalage, visage sillonné par des rides d'expression à longueur de sourires commerciaux changea subitement de physionomie.
Elle jeta un regard suspicieux autour d'elle puis dégagea une trappe mécanique qui se referma immédiatement après lui par un ingénieux système magnétique.
Le domestique descendit un escalier en colimaçon donnant sur une galerie de roches brunes éclairées à la lueur des torches accrochées aux murs.
Cela devait être vraisemblablement un ancien passage secret souterrain autrefois utilisé pour accéder aux catacombes.
Au bout du corridor, l'obscurité était totale, il avança à tatons jusqu’à disparaître sous un rideau.
De l'autre côté se trouvait un lieu comme il n'y en avait nul autre ailleurs.
Une crypte remplie de conteneurs déchargés et acheminés du fond depuis un petit embarcadère.
Dans cet endroit, sorte de marché noir, vous pouviez trouver tout type d'armes accrochées aux murs, différentes drogues, prostituées et esclaves en tout genre enfermés dans des cages suspendus au plafond.
Et c'est précisément dans cette partie que le domestique devait se rendre aujourd'hui.
Sur son passage il fut même surpris de découvrir la présence d'animaux.
Ceux-ci étaient bien vivants contrairement à la plupart de ceux qu'il avait vu jusqu'alors qui eux étaient empaillés.
Au fur et à mesure que les diverses espèces animales avaient disparu de leur habitat naturel, elles s'étaient retrouvées vendues au plus offrant sur le marché noir.
Le domestique se rapprocha de l'énorme bonhomme en pleine négociation avec un groupe de mercenaires.
A l'écart, un jeune homme trop élégamment vêtu pour passer inaperçu dans ce décor poisseux était en train de compter des billets dans une enveloppe.
Quand il eut fini sa transaction avec le groupe de soldats, l'homme ventru se retourna avec un sourire dégoûté en voyant ce client à l'aspect physique si repoussant.
Le Rat se vit proposer un choix assez important de spécimens, pour la plupart des étrangers en situation irrégulière, clochards et handicapés.
Cependant sa curiosité se porta sur les deux nouveaux arrivants, allongés à l'écart comme si l'on avait voulu les dissimuler à la vue de la clientèle, les réserver pour un autre usage.
Il les désigna du doigt, sous le regard désapprobateur de l'individu bedonnant.
- "C'est quoi ces deux là-bas ?"
- "Eux ? Une commande spéciale... Vous ne pouvez pas imaginer combien de personnes les recherchent"
Le Rat enfouit alors sa main dans une petite bourse en tissu sombre et en sortit une poignée de pierres précieuses.
- "Nous allions... allions les vendre aux enchères demain aux familles de leurs victimes..."
Son interlocuteur, changea immédiatement de regard, littéralement captivé par les joyaux, lui qui pensait que leur existence n'était qu'une légende.
- "...mais maintenant ils sont à vous. C'est pour offrir? Je vous mets des nœuds papillon avec ?"




Le réveil de Junior fut moins brutal que ce à quoi il s'attendait. Visage à terre sur le sol froid d'une cellule qui sentait les déjections d'excréments en ses quatre angles.
Mais là, rien de tout ça, confortablement installé sur un Kliné (pour les amateurs d'art et de mobilier un divan antique fabriqué en bois souvent accompagné de marqueterie), il pouvait sentir la chaleur et le réconfort d'un feu de cheminée crépitant dans la pièce depuis un écran.
Hormis ces menottes attachées à ses poignets et le sac en tissu qui recouvrait sa tête, rien ne laissait supposer qu'il était en captivité.
Une main finit par le lui enlever, en tirant dessus d'un coup sec.
Aveuglé par le changement de luminosité soudain, il mit un temps avant de s'y habituer.
"Messieurs, vous pouvez disposer" dit sèchement une voix à quelques mètres devant lui.
Junior avait du mal à discerner les silhouettes floues qui se tenaient face à lui.
"Je suis en garde à vue ? J'ai droit à un avocat!" s’écria-t-il en se redressant sur son siège. Les ombres indistinctes qui l'entouraient se mirent à rire. L'une d'elle s'approcha derrière lui en boitant et il sentit soudain une effluve de parfum féminin.
"Monsieur Coggins, calmez-vous. Nous ne sommes pas dans un commissariat de Police."
En se débattant avec ses chaînes Junior cria : "Alors qu'est-ce-que je fais ici ?"
"Ne vous inquiétez pas, vous allez bientôt comprendre pourquoi" répondit une autre voix tapie dans l'ombre, cette fois sereine et grave comme celle d'un homme dans la force de l'âge.
L'inconnu s'avança dans la lumière, et Junior dont la vue s'était maintenant rétablie, découvrit le visage de son interlocuteur.
Ce dernier portait un costume à l'énorme cravate bouffante qui pendait dans le vide de son gros ventre et touchait presque le sol puisqu'il était petit.
Il avait les traits graves et une grande cicatrice autour de l’œil gauche qui délimitait par une partie de peau plus claire et plus fine son œil électronique.
De sa pupille au réticule rouge qui s'ajustait continuellement pour faire la mise au point, il dévisagea son prisonnier avec un sourire carnassier. Ce visage n'était pas inconnu à Junior, il lui était même étrangement familier.
"Je vous connais vous" lança le captif en tentant de se rappeler où il avait bien pu le rencontrer.
Si ce n'est pas la Police, alors c'est forcément un parent d'une de mes victimes désireux de se venger réfléchit-il.
Les suppositions continuaient de se bousculer dans l'esprit du prisonnier quand il se souvint brusquement qui était le petit homme en costume qui se tenait face à lui :"...Vous...Vous êtes le maire".
"Bien, maintenant que les présentations sont faites, allons directement à la raison de votre présence.
Cher ami, si nous vous avons invité ici aujourd'hui, c'est pour que vous nous prodiguiez vos précieux conseils culinaires et pourquoi pas faire de vous notre nouveau chef cuisinier."
"Hors de question! Ce sont des recettes familiales, des secrets que l'on se transmet de génération en génération. Plutôt mourir que de trahir mon héritage, mes ancêtres."
Le maire se racla la gorge, son expression devint plus sévère, moins encline à la négociation, son réticule plus rouge que jamais.
"Vous êtes bien sûr de ça?" demanda-t-il sèchement.
"Oui! Ils sont là-dedans et y resteront" cracha Junior en désignant son cerveau du doigt.
"C'est ce que nous verrons" répondit une voix inconnue derrière lui.
Dans la pénombre il entendit rouler vers lui un chariot métallique, celui qui le poussait était un vieil homme grand et droit vêtu d'une blouse blanche.
Le nouvel arrivant enfila une paire de gants en plastique, même sur sa main bionique, tout en observant derrière ses petites lunettes à monture ronde notre tueur.
Il remonta un masque chirurgical sur le menton allongé de son visage émacié et tria ses ustensiles de torture sur le plateau du chariot métallique en attente d'une nouvelle directive.
"Dans ce cas, je vais vous laisser en compagnie de ce cher docteur" conclut le petit homme à la cravate avant de quitter la pièce.




A l'autre bout de la demeure, dans un dédale de couloirs, le rat, dos rond et regard bas, conduisait ses maîtres furieux à une autre chambre.
Bien qu'auparavant, celui-ci exultait autour du couple à la jambe et l’œil en moins comme un chien réclamant un morceau de sucre, il avait été surpris par la tournure des évènements. Il soumit l'idée que si les prisonniers ne révélaient pas leur savoir, la confrérie pourrait toujours les manger.
La duchesse au pas traînant, lui tira sur une des oreilles qui poussait anormalement sur son dos pour lui rappeler la somme qu'il avait dépensé en leur nom.
Tous trois arrivèrent devant la double porte massive où se trouvait enfermée Annie, gardée par les mercenaires attendant la totalité de leur dû pour la livraison.
Le membre le plus imposant du commando se fit remettre une enveloppe par la maîtresse de maison.
"Voilà pour la livraison, ainsi qu'un petit supplément pour m'assurer de votre discrétion."
Un air satisfait se dessina sur la cagoule du soldat à travers de laquelle il répondit : "J'apprécie le geste".
Il jeta un oeil au contenu de l'enveloppe, compta rapidement les billets avant d'ajouter : "Cette tarée à tout de même failli m’amputer un bras!".
"Comme ça vous auriez pu faire partie du club" lui répondit-elle, un sourire charmeur aux lèvres en ajustant sa prothèse sous sa robe à froufrous comme s'il s’agissait d'une jarretière.
Esquissant un sourire mi-amusé mi-horrifié, le soldat s'éloigna en faisant signe à ses hommes de le suivre.
La duchesse se tourna vers son mari, lui demanda de bien vouloir la laisser faire jusqu'au bout cette fois et entra dans la chambre sans un bruit.
Annie, toujours inconsciente était allongée sur un lit à baldaquin, elle remua doucement dans son sommeil, ses songes menacés par l’atmosphère pesante qui régnait dans ces lieux.
La jeune femme finit par ouvrir les yeux, réveillée par les caresses qui parcourait sa longue chevelure ondulée.
Une voix féminine haut perchée, aux intonations aristocratiques, accompagnée d'un léger accent russe chantonna une comptine au dessus d'elle.
"Où... où suis-je?" balbutia Annie dans un semi-sommeil.
"Et qui êtes vous?" poursuivit-elle en reprenant peu à peu ses esprits, se redressant contre la tête de lit.
"Vous êtes mon invité, très chère, avez vous bien dormi ?" dit la duchesse en passant la main sur les draps.
"Heu..oui...mais je...n'arrive pas à me souvenir comment...je suis arrivée ici." fit-elle en portant sa main sur son visage.
"Nous vous avons recueilli alors que de dangereux militaires allaient vous..."
"Oui cela me revient à présent! Et qu'est devenu le jeune homme qui m’accompagnait ?"
"Je ne sais pas ma très chère." répondit la duchesse dans un haussement d'épaules.
"Merci infiniment... Je vous en suis redevable." dit-elle en cherchant ses vêtements.
Elle parcourut du regard la chambre avec attention et fut très sensible à la décoration de celle-ci. Meubles anciens d'époque en bois véritable et tableaux de maîtres.
Quand la jeune femme mit finalement la main sur ses affaires, pliées avec soin sur un repose pied, elle fouilla dans ses poches à la recherche d'argent sans toutefois parvenir à en trouver.
"Je suis confuse... Je n'ai pas d'argent. Comment pourrais-je vous remercier?" demanda Annie.
"Ne vous inquiétez pas, comme vous pouvez le voir nous n'en manquons pas. Cependant vous pourriez nous être d'une grande utilité si vous nous révéliez vos petits secrets gastronomiques." dit la duchesse, une lueur avide dans les yeux.
L'espace d'un instant Annie resta fascinée par les attitudes de cette dame à la beauté aussi distinguée que dérangeante puis elle reprit le fil de la discussion.
"Comment savez-vous tout ça? Ce sont des recettes de famille" rétorqua-t-elle en reculant cherchant une issue à tâtons avec ses mains.
"Annie... Vous permettez que je vous appelle ainsi ?...Nous ne sommes pas si différents, vous et... nous."
A ces mots, des hommes et des femmes sortirent des ténèbres sans un bruit, à la manière de fantômes.
"Laissez-nous devenir votre famille d'accueil." dit l'un d'eux.
"Il est certain que vous ne voyez pas ce que nous avons en commun." reprit la duchesse en posant sa main sur l'épaule de la jeune femme.
"Et je vous l'accorde, ça ne saute pas aux yeux" dit-elle en pouffant de rire et en se retournant vers son mari, le maire borgne.
Tous s'esclaffèrent d'un rire frénétique, étrange d'intensité et de longueur car disproportionné par rapport à la situation.
"Mais qui êtes-vous à la fin ?!" lâcha la jeune femme.
"Nous sommes une confrérie..." commença la duchesse avant de se faire couper par son mari "...Une confrérie un peu spéciale.
Tout d'abord sachez que pour adhérer à notre "club" une contribution un peu particulière est demandée à chacun des membres.
Attention, il n'est pas ici question d'une épreuve d'entrée ou d'un quelconque bizutage.
Non, il s'agit d'une réelle preuve d'implication, où chacun donne de sa personne.
Certains d'entre nous ont fait don d'un organe ou d'un morceau de chair.
Toutefois, vous concernant, en tant que membre "d'honneur" et non donneur, ça ne sera pas votre cas, nous attendons plutôt que vous partagiez vos compétences et votre appétence."
Le petit homme borgne secoua une clochette et le domestique difforme fit son apparition, un plateau en main.
Arrivé à hauteur d'Annie il ouvrit une cloche en argent.
"Veuillez prendre ce petit amuse-bouche en guise de cadeau de bienvenue." annonça fièrement le maire.
Le Rat présenta le plat à l'invité, s’éclaircit la gorge en avalant sa salive et commenta : "émincé de pomme d'Adam et son tartare de cervelet sur une fine tranche d'oreille."
A voir les quelques protubérances pousser sur ses avant-bras et les traces de lésions et de sutures récentes sur les joues du domestique, Annie comprit d'où ce qui faisait office de toast provenait.
Toutefois elle ne remarqua aucune entaille, ni cicatrice de toute nature sur le crâne dégarni du rat et constata que celui arborait une pomme d'Adam bien développée.
Ce dernier attendait patiemment que la jeune femme se serve, le plateau toujours tendu dans sa direction.
Elle prit un toast, ce qui sembla être interprété comme un geste de communion pour les membres de la confrérie et le porta à sa bouche quand un géant déboula au beau milieu de la pièce manquant de dégonder la double porte, chevauché sur son dos par deux enfants turbulents qui criaient.
Il était vêtu d'un costume grotesque de nourrice, avec un tablier blanc et une coiffe en dentelle qui cachait une plaie fraîchement suturée sur son front.
De plus et Annie y prêta attention, il avait une vilaine balafre sur la gorge, à l'endroit où devait se trouver sa pomme d'Adam par le passé.
Vraisemblablement, le géant avait lui aussi dû être mutilé.
Cette impression glaça le sang de la jeune femme et la poussa à sortir de sa réserve.
"Messieurs, Dames, je consens à vous préparer cette réception mais il faudra convenir à chacune de mes requêtes."
Profitant de la confusion, une femme obèse s’esclaffa la bouche pleine : "J'ai toujours voulu goûter ce fruit!" et se fit claquer la main par la duchesse quand elle voulut reprendre un amuse-bouche sur le plateau.
Junior finit par se coucher devant ses nouveaux maîtres et les enfants descendirent de son dos pour se jeter dans les jambes de leurs parents.
"Je vais t'attraper!!! Oh oui, toi je vais t'attraper!" s'écria le maire attendri par le jeu en cours avec son fils.
"Qu'ils sont beaux, ma fierté!" confia la duchesse à la grosse femme qui se tenait à côté d'elle.
"Ne le sont-ils pas?" interrogea-t-elle un large sourire narquois aux lèvres en caressant les cheveux de la petite fille qui s'était réfugiée timidement sous les froufrous de sa robe.
Sans réponse de la part de son interlocutrice, Catherine-Annushka s'adressa à ses enfants pour leur faire goûter le toast.
Ces derniers prirent une timide bouchée, peu séduits par l'aspect étrange qu'avait cette nourriture.
"A croquer!" acquiesça le père en tirant sur les joues de ses enfants qui mastiquaient avec difficulté.
Les deux gosses recrachèrent dans la main de leur mère en grimaçant dégoûtés.
"Ils n'ont pas encore développé leur goût, leur palais est encore trop fin, voilà tout" rétorqua-t-elle à une critique imaginaire.
Alors que tous les membres de la confrérie dégustaient leur hors-d’œuvre avec délectation, le maire revint à la jeune femme et la défia du regard.
"Qu'est ce qui vous a fait changer d'avis ?" demanda-t-il, tandis que le chirurgien l'observant d'un œil lugubre, caressait la cicatrice proéminente sur le front de Junior.
"Je suis de ces personnes qui pensent que le savoir et les traditions sont faits pour être partagés, transmis. Vous devez bien savoir cela avec vos enfants"
Satisfait de cette réponse, le père repris le cours du jeu avec son fils, le souleva de terre et s’exclama "Ouhhh toi je vais te manger tout cru!!!".
Junior se releva subitement à l'énonciation de ces simples mots, un long filet de bave tomba de sa bouche sur le parquet, les yeux injectés de sang, reniflant lourdement il se redressa et sortit les dents.
Son comportement devenait menaçant, il murmura "manger viande manger" d'une voix suraiguë - due vraisemblablement à l’ablation de sa pomme d'Adam - en totale dysharmonie avec sa grande carrure  avant de s'écrouler inconscient sur le sol.
"Je suis désolé, je voulais le rendre plus docile mais l'expérience a un peu dégénéré, je vais arranger ça." s'excusa le chirurgien en retirant la seringue anesthésiante qu'il venait de planter dans la nuque de son cobaye, Junior.
"Est-ce bien prudent de notre part de laisser nos enfants jouer avec ce géant?" murmura la duchesse à son mari.




"La jeune femme vivait seule dans un surplex".
Le maire lança un regard plein d’incompréhension à l'officier de Police.
"Un surplex, c'est un logement qui comme un souplex se trouve relié à un appartement à la différence que celui-ci l'est avec le grenier... La dernière mode des agences immobilières parisiennes" expliqua-t-il en enjoignant l'homme cravaté à le suivre d'un geste de la main.
Les deux hommes avancèrent dans la cour de l'immeuble, un attroupement de voisins curieux se tenait debout sur le côté, derrière le ruban du périmètre de sécurité.
"C'est les autorités sanitaires qui nous ont contactés, eux-mêmes avertis par une voisine." poursuivit le policier en pénétrant dans la cage d'escalier en appuyant sur le bouton d'appel de l'ascenseur.
"Apparemment ça faisait quelques jours que les habitants de l'immeuble avaient remarqué une forte odeur. Pensant que cela venait du dévidoir à ordures, ils ne s'étaient pas inquiétés mais quand ils ont commencé à voir du sang dégouliner du plafond ils ont été alertés".
L'ascenseur arriva et ses portes s'ouvrirent.
Au dernier étage, la concierge se faisait interroger par un policier en uniforme. "Les gosses du quartier disent même avoir aperçu des rats rôder dans la cour mais vous savez comment sont les gosses... Et puis moi je ne la voyais qu'aller et venir, vous savez."
L'officier s’arrêta sur le pas de la porte, et tendit un masque au maire.
"Je vous préviens l'odeur là-dedans est insoutenable."
Ils pénétrèrent dans l'appartement, mal éclairé et grouillant de policiers en uniforme.
L'air y était lourd et humide, les murs suintaient, donnant presque l'impression qu'ils pouvaient respirer.
Une partie du mobilier était faite en peau humaine, le canapé et le fauteuil avaient été éventrés par un agent stupéfait d'y voir de la chair et des viscères en guise de rembourrage.
Du plafond pendaient des morceaux de cadavres, accrochés par de petit bouts de ficelles.
L'une des nouvelles recrues demanda à son superviseur dans quel but cela avait été réalisé.
Ce dernier lui répondit que c'était pour faire sécher la viande, comme de la charcuterie autrefois avant qu'elle ne soit sous forme synthétique.
La réaction du bleu fut celle escomptée, il s'en alla reprendre ses esprits dans la salle de bain.
Pendant ce temps des techniciens de la scientifique s’affairaient dans la cuisine, prenaient des photos et faisaient divers relevés de toute nature.
Le frigo grand ouvert était le centre de l'attention des hommes présents dans la pièce.
A l'intérieur de celui-ci des pénis en guise de saucissons, des yeux en bocaux semblable à des litchis, des langues et des entrecôtes toutes de provenance humaine.
Le maire avait du mal à quitter cette boucherie des yeux, du mal à détourner son attention de ce qui ressemblait pour lui à un gigantesque buffet à volonté, le garde-manger d'Annie.
Il tripotait sa large cravate comme si c'était une serviette attachée autour de son cou.
Par chance, l'officier qui l'accompagnait interpréta son comportement comme celui d'une personne en état de choc plutôt que de la fascination et de la gourmandise.
Le policier lui mit la main sur l'épaule ce qui le sortit de sa rêverie.
"Je crois que j'en ai vu assez pour me faire une idée" déclara le maire en portant un mouchoir à sa bouche, non pas pour s’empêcher de vomir mais pour dissimuler un filet de bave.
"La jeune femme, ou disons plutôt la tortionnaire a déserté les lieux dans des circonstances inexpliquées, du jour au lendemain. Pour l'instant nous n'avons pas plus d'éléments." dit l'officier en laissant passer un brancard devant eux, sur lequel un agent en uniforme, ventru et aux tempes grisonnantes était allongé.
"Un de nos plus vieux effectifs a fait une crise de démence en voyant ce massacre et n'a pu réprimer son envie... de manger les preuves. Il a été mis à pied et va être interné en attente d'une comparution au tribunal." commenta l'officier en regardant les pompiers charger la civière dans l'ascenseur puis continua : "Nous allons devoir descendre par l'escalier si cela ne vous dérange pas."
A l'étage en dessous, l'écho d'un témoignage d'une voisine recueilli par un agent de Police résonna jusqu'aux deux hommes.
La vieille dame expliquait que la demoiselle du dessus était un peu trop fêtarde à son goût, du genre à fréquenter tous les jours un nouveau garçon.
Chaque époque avait ses mœurs et bien qu'elle soit âgée elle n'était ni aveugle ni sourde pour autant.
Loin d’être dupe, elle avait compris que quand la musique résonnait fort dans le plancher c’était pour mieux camoufler les ébats bruyants de sa voisine. Il faut que jeunesse se fasse finit-elle par conclure.
Inquiète, elle confia qu'elle espérait que rien de grave ne lui soit arrivé. L'agent de Police essaya de la rassurer sans vraiment être convaincu de ses arguments.
Quoiqu'il en soit il ne valait mieux pas pour son vieux cœur qu'elle en sache davantage.
En sortant dans la cour, un homme vint à leur rencontre pour demander ce qu'il se passait ici. Sans répondre à sa question, l'officier l'interrogea en retour si ce dernier connaissait bien la résidente. "C'était une jeune femme plutôt gentille, je ne la connaissais pas trop remarque... Ils nous arrivaient de nous croiser pour sortir les poubelles."
Des policiers sortirent à ce moment en portant des sacs sanguinolents sous les yeux du voisinage et l'homme interrogea paniqué "Oh mon dieu! Vous pensez que c'était quoi... dans les sacs poubelles ?"




Une fois que la confrérie avait quitté la chambre, le Rat fut chargé de faire visiter ses appartements à la jeune invitée.
En parcourant les diverses pièces de l'aile dans laquelle Annie résidait, il lui raconta que sa famille avait été au service de cette dynastie depuis des générations.
Au détour d'un des couloirs parsemés de tableaux, le majordome épousseta le cadre et l'épitaphe accompagnant chacun des portraits accrochés aux murs.
Le devoir de mémoire et la fierté de l'héritage historique était quelque chose de visiblement important pour les propriétaires de ces lieux.
Soudain le Rat tourna la tête dans tous les sens, les deux mains posées sur ses oreilles (pas celles qui lui poussent partout sur le corps), ses yeux roulèrent sur eux-mêmes et un saignement s'écoula de son nez.
Submergé par les millions d'ordres qui affluaient dans ses pensées via son implant intra-neuronal, il s'excusa auprès de l'invité de devoir écourter sa visite et la laissa finir de découvrir les lieux toute seule.
Elle remarqua en descendant les grands escaliers de bois cirés une étrange lueur danser sur les murs en bas.
Ce n'était pas le lustre en cristal au-dessus d'elle mais un écran encastré dans ce qui faisait autrefois office de cheminée qui rayonnait dans un coin du hall.
Il diffusait des images de bûches crépitantes sous les flammes d'un feu qui n'était rien d'autre que synthétique bien que la chaleur dégagée par l'écran était bien réelle.
Les enfants étaient installés sur un tapis à écouter les récits de guerre du colonel dans son fauteuil roulant matelassé.
Junior qui désormais ne les quittait plus était assis au pied du vieil homme, la tête posée sur le sol, les yeux en l'air, réduit à l'état d'animal domestique obéissant.
Le vétéran Douglas-George Walker racontait en lissant sa longue moustache avec ses doigts que pendant la grande guerre nucléaire alors qu'il combattait l'ennemi avec son avion de chasse, celui-ci fut touché et s'écrasa dans la jungle.
Blessé grièvement à la moelle épinière, ainsi piégé dans son cockpit, il dût pour survivre manger entièrement son copilote mort durant le crash.
Par chance au bout de quelques semaines, son escouade vint à sa rescousse et ce fut la fin de son périple.
Décoré et accueilli en vrai héros, les circonstances de sa survie ne furent jamais divulguées pour préserver l'image de l'armée.
N'éprouvant que peu d’intérêt pour les histoires du vieux soldat, les enfants s'endormirent.
En bonne nourrisse qu'il était devenu, Junior les porta sur son dos pour les coucher en leur fredonnant une berceuse pendant le trajet jusqu’à leur chambre.
L'écho de cette mélodie enfantine qui résonnait dans les couloirs fit frissonner Jean-Billy.
Traînant avec lui sa poche d'urine, il se mit à chercher sa provenance.
Comme envouté, il suivit le son de cette voix si troublante une partition à la main, transcrivant la moindre note, la moindre nuance.
La voix angélique menait à la chambre des enfants de la duchesse, naturellement Jean-Billy pensa que ce devait être la voix de la petite fille.
Un faisceau de lumière venant du couloir éclairait la pièce par la porte entrouverte.
Sa surprise fut grande quand il vit le visage balafré de Junior se retourner vers lui en chantonnant.
"Comment une telle voix peut-elle appartenir à un tel corps, si... disgracieux" pensa-t-il.
"C'est bien toi qui chantais?" demanda Jean-Billy.
"Chut!" fit Junior en accompagnant le geste à la parole avant de refermer derrière lui la porte de la chambre pour ne pas réveiller ses occupants.
"As-tu déjà songé à faire carrière... parce qu’avec la voix que tu as mon grand... hé bien tu devrais!" complimenta l’individu sans nez au teint blanchâtre.
Ce dernier s'aventura à toucher la cicatrice qui séparait le cou de son interlocuteur en son milieu.
Il la caressa admirativement, une lueur de convoitise dans les yeux.
Junior haussa la lèvre parcouru par une vague d'hostilité.
Sachant que Jean-Billy était un membre de la confrérie et craignant une énième punition de ses maîtres, il se retint d'exprimer toute forme d’agressivité à son encontre.
"En tout cas, ta chirurgie est très réussie. C'est prodigieux! Tu sais il n'y a encore pas si longtemps de ça j'avais une voix aussi jolie que la tienne, plus encore.
J'étais une star de la pop!!!" dit-il avec sa voix déraillante.
"Je dois dire que je suis un peu jaloux" confessa-t-il en se raclant la gorge.
"La mienne n'a pas vraiment donné le résultat escompté. Je voulais une voix de fausset et à la place j'ai eu ça" admit-il sur le ton du regret avec sa voix pubère muant continuellement.
"Et puis en prime je me suis retrouvé à me trimbaler cette chose que je dois changer toutes les deux heures." dit-il en tapotant la poche d'urine qui dépassait de sa ceinture et poursuivit le regard embué de larmes.
"...Mais je lui faisait confiance, c'était Albert-Friedrich, le chirurgien des stars! Je devais impérativement passer entre ses mains même si je le savais atteint de tremblements à la main droite." 
"Dis donc tu n'est pas du genre bavard... pourtant il ne t'a pas enlevé ta langue à toi!" s'esclaffa-t-il d'un rire mélancolique.
"Tu as peut-être raison, il faut économiser ses talents." conclut-il en s'éloignant un mouchoir sur le visage pour éviter que la morve ne s'écoule directement du trou béant où se trouvait autrefois son nez.




Annie qui avait continué sa visite des lieux, surprit un homme aux cheveux roux déposer ce qui semblait être un tableau recouvert d'un drap blanc devant une porte et toquer à celle-ci avant de prendre la fuite.
Elle n'eut le temps de bien apercevoir le mystérieux individu mais remarqua cependant qu'il lui manquait une oreille et que ses habits étaient bariolés de peinture.
La porte s'ouvrit et une main saisit l'objet pour le faire rentrer.
Annie s'approcha et constata que la porte était restée ouverte, elle vit une silhouette de dos, traîner le colis et s'installer devant une coiffeuse située au centre d'un boudoir.
La décoration de la pièce était majoritairement faite de tableaux et de vieilles affiches de cinéma à la gloire d'une actrice qui était désormais bien loin de son âge d'or.
Assise devant la coiffeuse une silhouette féminine drapée d'un peignoir blanc se parfuma avec un flacon à poire puis s'étala de la crème sur la figure.
Le teint de son visage décharné était écarlate, comme s'il avait été écorché vif, défiguré.
Tenant un miroir à main d'un côté et de l'autre un masque avec bâton qu'elle changea pour un autre affichant une expression différente.
Annie reconnut sous ces traits la célèbre comédienne Marie-Lynn, légende du cinéma à la beauté réputée immuable.
Par un jeu de miroir, l'actrice s’aperçut qu'elle était observée par quelqu'un d'autre qu'elle-même.
Effrayée à l'idée que quiconque puisse la voir ainsi sans prothèse, sans masque, sans paillettes ou maquillage elle se mit à courir pour se cacher.
Dans la précipitation, elle se prit les pieds dans un tapis persan et tomba tête la première.
Le miroir à main quelle tenait se brisa sur le sol et elle se vit à travers des milliers d'yeux, les siens, ses propres yeux qui la dévisageaient depuis chaque éclat.
Annie vint aider la comédienne défigurée à se relever.
En voyant la beauté naturelle et le charme que dégageait Annie, l'actrice ne put réprimer son chagrin.
C'était comme si elle faisait face à un sosie plus jeune qu'elle, son propre fantôme du passé.
"Que me voulez-vous? Si c'est un autographe je vous préviens ça va vous coûter cher."
"Non ce n'est pas ça...je...je...passais dans le couloir et j'ai vu quelqu'un déposer quelque chose devant votre porte alors..."
"Vous vous êtes mêlée de ce qui ne vous regarde pas" coupa l'actrice.
"C'est vrai, excusez-moi." avoua la jeune femme puis renchérit avant de partir : "Pouvez-vous me dire qui était cet homme?"
"Pourquoi le ferais-je, vous vous prenez pour qui? une journaliste ?!" demanda Marie-Lynn avec un fond d'optimisme dans la voix qu'elle se surpris à avoir.
Et secrètement elle le savait, elle nourrissait un infime espoir de gloire retrouvée, ses rêves de succès continuaient de la hanter comme les rôles qu'elle avait autrefois incarné.
Ce besoin de sentir à nouveau la chaleur des projecteurs braqués sur elle la rongeait.
"Vous savez quoi, je vais répondre à vos questions. Je me suis toujours prêtée au jeu de l'interview. Prenez place, asseyez vous." dit-elle en se recoiffant vaniteusement.
"Vous pouvez répéter la question?" demanda-t-elle en prenant une voix douce et mielleuse.
"Qui était l'homme qui vous a déposé le tableau ?"
"Oh lui, c'est Vincent-Salvatore."
"Le peintre ?"
"Tout à fait. C'est mon plus grand admirateur, vous savez. Il me considère comme sa muse.
Vous devriez aller jeter un œil du côté de son atelier, près de la grande verrière, c'est rempli de portraits de moi... surtout depuis que nous..."
"Depuis que vous...?"
"C'est très personnel... C'est de ma vie privée qu'il s'agit !"
A ses mots, elle réalisa que cela faisait bien longtemps que plus personne n'éprouvait d’intérêt pour sa vie privée.
Prise par son orgueil, elle reprit le fil de la conversation troquant son masque à la mine neutre pour un autre plus dramatique.
"Nous sommes séparés."
"Vous avez été ensemble ?"
"Oui, il y a longtemps de cela, j'étais encore une jeune actrice quand nous nous sommes rencontrés.
Épris rapidement l'un de l'autre, je devins sa muse et lui mon faire-valoir.
Les années passèrent, les grands rôles aussi, et bien que j'avais toujours privilégié ma carrière à ma vie sentimentale, il était resté à mes côtés se disant peut-être que quand je deviendrais vieillissante je décrocherais par moi-même pour me consacrer à ma famille.
Hélas ce ne fut pas le cas.
Et vint un jour où on ne me proposa plus que des rôles de grand-mère, pire des seconds rôles dans des séries Z. La pluie de paillettes commençait à retomber.
Ne voulant pas renoncer, j’envisageais la chirurgie esthétique mais c'était sans me douter que ça aggraverait les choses.
S'en suivit alors pour moi une terrible période de dépression, dans laquelle j'ai emporté Vincent-Salvatore."
Tournant le dos par pudeur à son interlocutrice, elle souleva son masque pour essuyer ses larmes à l'aide d'un mouchoir de soie.
Elle prit un moment pour reprendre son souffle et poursuivit.
"Il n'a pas supporté quand je lui ai dit : comment pourrais-je aimer quiconque si je ne m'aime pas moi-même ?"
Annie, prise de pitié lui caressa l'épaule d'une main réconfortante.
Les sanglots de la comédienne se muèrent alors en un rire dérangeant.
Soudainement, elle fit volte-face en criant : "Bas les masques !"
Marie-Lynn retira celui qu'elle portait à l'expression dramatique pour en enfiler un aux traits comiques.
"J'ai été bonne ? Si vous voulez on la refait, je ne la sentais pas trop cette prise de toute façon." dit-elle sans que l'on puisse déterminer la part de vérité et de fiction dans le récit qu'elle venait de raconter.
"J'aurais peut-être dû accentuer sur le caractère tragique de la romance, les amants maudits... le public adore ça!"




Tard dans la nuit, les membres de la confrérie se réunirent dans une des nombreuses chambres du domaine pour une séance un peu particulière.
Après que tous se soient déshabillés et confortablement installés sur les divans, Albert-Friedrich, fit son entrée.
Le médecin visiblement nu sous sa blouse blanche, d'où on pouvait voir pointer une érection, était accompagné d'une jeune inconnue.
D'un geste circulaire de la main ce dernier la présenta à l'assemblée et celle-ci leur fit une révérence, laissant entrevoir qu'elle non plus ne portait pas de sous-vêtements.
Tournoyant lentement sur elle-même pendant que le chirurgien expliquait à son assistance quelles merveilleuses opérations il avait réalisé, elle fixait d'un regard intense Jean-Billy.
Pleinement consentante, la jeune inconnue s’avérait être une grande admiratrice du célèbre chanteur, elle en portait présentement un t-shirt à son effigie.
Afin de rencontrer son idole elle s'était laissée convaincre de se faire implanter de nouveaux orifices sexuels sur les coudes et genoux, ce qui lui valut d'être rebaptisée par Albert-Friedrich : "la multiprise".
Cependant la pauvre jeune femme dont le fantasme absolu était de coucher avec la star ne se doutait certainement pas de la déception qui l'attendait.




La double porte-fenêtre de sa chambre ouverte, les voilages des rideaux dansaient dans les airs quand des éclats de voix résonnèrent.
Annie se réveilla en sursaut, prise de sueurs froides, ne sachant dire si c'était le fruit de ses songes agités. 
Elle se leva de son lit, marcha pieds nus jusqu'au balcon et prêta l'oreille appuyée sur la rambarde, scrutant les jardins qui s'étendaient dans l'obscurité en contrebas.
La lueur de la lune dessinait de tristes expressions sur les statues de marbre.
Alors qu'elle se retourna pour se recoucher, le bruit reprit, elle entendit cette fois des sanglots étouffés aux murmures désespérés, portés par le vent.
Habillée seulement d'une robe de chambre qu'elle enfila avec précipitation, elle descendit à pas feutrés les escaliers en pierre blanche qui menaient dans les jardins.
A l'affût du moindre bruit, elle avança prudemment dans l'épaisse brume qui recouvrait le sol.
Et c'est alors qu'elle vit assise près d'une fontaine une silhouette féminine drapée dans un voile noir.
Doucement, Annie s'approcha et reconnut la forte corpulence qui appartenait à une des membres de la confrérie, des larmes noires de maquillage coulaient de ses yeux comme ruisselait la fontaine.
Lorsque la mystérieuse dame se rendit compte de la présence silencieuse d'Annie, celle-ci tressauta, s’empêchant avec sa propre main de crier de stupeur.
"Quelque chose ne va pas? Si vous avez besoin de parler... Je suis là."
La jeune femme lui caressa l'épaule, elles échangèrent alors un regard qui amenait à la confession.
"Combien de mois ?" demanda Annie en désignant le ventre de la dame sans que celle-ci ne daigne répondre, pire elle se mit à lui tourner le dos.
"Et vous que vous est-il arrivé ? Je veux dire par là que vous ne semblez pas être amputée alors..."
Un faisceau de lumière traversa une fenêtre de la demeure et les éblouirent un court instant.
Cela provenait d'un des lustres d'une chambre dont la porte était restée entrouverte et où semblait se dérouler d'étranges festivités.
Annie aperçut ce qui semblait être une orgie de corps entrelacés, informes et indistincts.
Etaient accrochées aux murs de cette pièce, d'innombrables têtes empaillées d'animaux, de toutes tailles et de toutes espèces, trophées de chasse d'un temps révolu qui donnait à cette chambre des allures de cabinet des curiosités.
De ce que pouvait voir la jeune femme, la duchesse avait retiré sa prothèse jambiale et fixé à la place un pénis synthétique avec lequel elle pénétrait l'orifice cicatriciel qui faisait autrefois office de conduit auditif de son partenaire.
Un autre invité qu'elle reconnaissait, le célèbre chanteur Jean-Billy avait la tête plongée dans les fesses de la duchesse qu'il relevait de temps à autre pour exprimer sa jouissance d'une voix de fausset tout en se dandinant, empalé sur le sexe d'un vieil homme en fauteuil roulant.
Il y avait aussi Albert-Friedrich le chirurgien avec une prothèse-main différente de celle qu'il portait lors de leur rencontre, celle-ci ayant pour particularité de comporter de longs doigts phalliques téléscopiques rotatifs.
Mais Annie fut encore plus stupéfaite quand elle vit ce dernier les introduire dans une jeune inconnue qui possédait de multiples orifices sexuels placés sur les coudes et genoux.
La porte se referma et la lumière disparue, mais elle pouvait encore voir le domestique disgracieux espionner la scène d'un regard lubrique derrière la serrure.
"Je...je..." bégaya tardivement la grosse dame en guise de réponse et détourna ainsi l'attention d'Annie de la scène à l'intérieur.
"...Je ne pourrais jamais être mère car..." finit-elle par formuler avec difficulté en essuyant ses yeux larmoyants, dégageant sa gorge d'une étreinte imaginaire.
Puis celle-ci reprit sa respiration et poursuivit "...j'ai offert mon utérus." en caressant la cicatrice sur son bas-ventre.
Annie ne s'attendait pas à une telle révélation et n'avait pas envisagé que la situation tourne ainsi en sa faveur.
Elle prit un court temps de réflexion où elle comprit qu'elle avait là une opportunité d'en savoir davantage et de peut-être créer une brèche vers une dissension au sein de la confrérie.
"Est-ce que chacun des membres a fait un sacrifice aussi important que le votre ?" interrogea Annie en prenant soin de dissimuler son sourire malicieux sous un air attristé de façade.
Son interlocutrice ravala sa salive pour retrouver la parole :
"De ce que je sais le colonel Douglas-George Walker a perdu ses fesses à la guerre, Albert-Friedrich qui nous a tous opérés, a quant à lui fait don de sa main droite, vous n'imaginez pas quel sacrifice cela peut représenter pour sa profession.
Je dois mentionner qu'il est aussi le chirurgien esthétique des célébrités!" dit-elle, des étoiles plein les yeux, l'égo gonflé par un sentiment d'appartenance à une élite.
"Tenez Marie-Lynn, justement, la grande actrice, c'est son visage qu'elle a cédé, ce qui entre vous et moi n'a en rien altéré son jeu d'actrice même si je dois avouer que je la trouvais plus jolie avant.
Il a aussi pour client le chanteur Jean-Billy..."
"Laissez-moi deviner, lui, c'est son nez qu'il a offert n'est-ce pas?" l'interrompit Annie.
"Non, ses cartilages ont été fragilisés à cause des multiples opérations et de sa prise de drogue excessive. Ce sont ses testicules qu'il a gracieusement offertes.
"J'imagine que ça lui a permis de gagner quelques octaves ?!" déclara Annie d'un ton sarcastique avant de poursuivre : "Et il y a un peintre aussi, comment s'appelle-t-il déjà ?" en regardant une nouvelle fois par la fenêtre.
"Vincent-Salvatore... mais ce n'est pas Albert-Friedrich qui l'a opéré, il s'est amputé lui-même. Cet homme est complétement fou."

Quelqu'un les observait silencieusement caché par le tronc d'un arbre synthétique, celui-ci s'avança sous le clair de lune.
Le visage éclairé d'une lumière bleutée, reflet de son écran holographique qu'il manipulait face à lui avant de le retourner vers les deux femmes.
Annie le reconnut c'était Donald-steeve Bill, le philanthrope milliardaire.
Sur la tablette était inscrit : "J'ai donné ma langue. Pour devenir membre, ils m'ont demandé la seule chose qui m’était indispensable pour jouir des avantages qu'apporte cette confrérie.
A aucun moment je n'ai réalisé que sans papille gustative, je serai privé de goût.
Et j'ai accepté, animé d'insolentes ambitions, sans comprendre quelles étaient leurs intentions.
Victime d'une blague cruelle, tout ça parce que nous étions de nouveaux riches, que nous n'étions pas de leur rang, de leur classe.
Issus d'un milieu social modeste, ma femme et moi avons fait fortune dans l'industrie, nous nous sommes élevés, avons prospéré par le travail et pas grâce à notre nom ou un héritage.
En cela nous avons failli, oublié de quoi nous étions faits, de nos origines, aveuglés par notre orgueil et une cupidité naïve qui nous poussait à vouloir devenir leurs semblables.
Bien qu’attablés avec eux, je le sais tous ces mets qui me sont à chaque fois présentés et que je ne peux apprécier sont là pour me le rappeler."
Une goutte de bave dégoulina de sa bouche à son menton et tomba sur l'écran.
"Le message je ne l'ai saisi qu'après : ne touchez pas à notre assiette, faites passer les plats.
Ce qu'ils ont infligé à ma femme suivait cette même logique, tout en allant encore plus loin.
Ils ne se sont pas seulement contentés de nous remettre à notre place, ils s'assuraient que l'on y reste à jamais comme notre nom sans descendance." Le texte défilait si vite qu'il en devenait difficile à suivre, presque illisible.
Annie l’interrompit pour lui demander de ralentir avec sa main, il acquiesça d'un mouvement de tête sans bruit.
"Quand je pense que Catherine-Annushka et Pierre-Oliver se sont servis du pacte pour corriger leurs malformations congénitales."
L'homme s'approcha et prit la main de sa femme puis se remit à écrire, tentant de contenir sa rage.
"Il faut se rendre à l'évidence, nous ne serons jamais leurs semblables, ils se jouent de nous, continuellement, je ne peux tolérer de te voir dans cet état là, un peu plus chaque fois. Ils doivent payer."
Un cri suraigu déchira la nuit par delà les jardins, à l'intérieur des bâtiments.
Tous trois se retournèrent, parcourus de frissons comme si un vent glacial soufflait sur eux.
Pétrifiés à l'idée que quelqu'un les ai vus, ou pire entendus.
Les lumières de chaque pièces s’allumèrent les unes après les autres.
Dans les coursives les membres de la confrérie accouraient précédés par la duchesse qui refermait son peignoir en titubant.
Lorsqu'ils poussèrent les portes du cabinet des curiosités, le Rat fut projeté sur le sol et piétiné.
En arrivant dans la chambre des enfants, Catherine-Annushka prit son fils éploré dans ses bras, lui promettant que ce n'était qu'un cauchemar.
Dans le lit d'à côté, la petite fille apeurée désignait du doigt l'angle opposé de la pièce où se tenait Junior, le visage dissimulé derrière ses mains, pensant sûrement être caché.
Les maîtres ne sachant pas si celui qui faisait office de nourrice avait terrifié les enfants en s'introduisant dans la chambre pendant leur sommeil ou s'il avait fait preuve d'une grande réactivité en entendant leurs gémissements dûs à un cauchemar, ils ordonnèrent qu'il soit châtié.




Depuis son intronisation Annie n'était plus captive, bien sûr elle ne pouvait quitter le domaine "pour sa propre sécurité" selon ses hôtes car la Police était à sa recherche depuis la découverte de son appartement.
Toutefois, elle devait toujours prouver son implication en organisant une réception pour les membres de la confrérie.
Durant une semaine, elle avait réfléchi à l'élaboration d'un plan détaillé qui lui permettrait de reprendre sa liberté.
L'échéance fixée arrivait bientôt à son terme et alors qu'elle était désespérée à l'idée de ne pas trouver l'inspiration pour les plats qui constitueraient ce dîner, la solution lui apparut en se détournant un moment de sa cuisine.
Dans les jardins à côté de l'atelier d'artiste de Vincent-Salvatore se trouvait une immense serre en forme de dôme.
A l'intérieur de celle-ci, les propriétaires des lieux y entretenaient un important potager délimité par des allées d'arbres fruitiers mais surtout une vaste collection de fleurs et plantes extrêmement rares.


Pour Annie qui avait suivi des etudes en botanique - la dernière promotion a pouvoir le faire avant que les especes ne s'éteignent peu à peu et soient remplacé par une flore synthétique - cet endroit s'apparentait à une caverne remplie de trésors oubliés.
Elle connaissait chaque propriétés et vertue des plantes présentes dans le dôme.
La jeune femme mettait régulierement à profit ses connaissances en la matiere pour concocté des sédatifs qu'elles utilisaient sur ses proies humaines.
Émerveillée par cette trouvaille, elle se balada entre les rangées de cultures et traversa d'épais feuillages derrière lesquels elle fut surprise de trouver le domestique.
L'homme au physique ingrat, entièrement recourbé sur lui même était assis sur les genoux.
Annie s’approcha et découvrit que ce dernier tenait quelque chose entre ses mains.
"Qu'est-ce-que c'est ?" demanda-t-elle.
"Une Dionée... Cette plante carnivore est en train de mourir... Tout ça parce que mes maîtres jouaient à lui faire refermer son piège sans nourriture et maintenant elle s'auto-digère. Je les avais pourtant prévenus mais ils n'en ont que faire... Ce qu'ils peuvent être cruels."

Dehors, la jeune femme aperçut du mouvement à travers les verres fumés de la serre.
Comme à leur habitude quand le ciel était dégagé, les enfants chahutaient dans les jardins sous le regard bienveillant de Junior, enchainé à un arbre, occupé à ronger un os par terre comme un bon chien domestiqué.
Jouant à cache-cache avec leur père qui les cherchait, celui-ci promettait de les manger s'il parvenait à les attraper.
A cet instant tout devint plus clair dans l'esprit d'Annie, les solutions convergeaient vers le même point, il ne pouvait en être autrement.
La jeune femme savait que son plan se déroulerait à la manière d'un menu, en trois actes : entrée, plat, dessert.
En courant l'un des enfants trébucha, et se mit à pleurer, plus que la douleur causée par sa chute ne le nécessitait.
Junior comprit alors qu'il était temps de l’emmener se coucher et les porta sur son dos en direction de la bâtisse, il jeta un regard complice à Annie en la croisant.
Après son passage, cette dernière reprit le cours de sa réflexion, tel un poète avec son calepin, elle avait composé sur papier et toutes ses créations qu'elle avait imaginé seraient ce soir découpées, cuites et assaisonnées.
Pour elle, ravir les papilles et insuffler des saveurs dans un met était un art absolu qui s'était perdu à cause du manque de goût dans la nourriture à disposition actuellement.
Au fil des décennies de surproduction agricole qui avait ravagé les terres, les aliments génétiquement modifiés avaient beau avoir pris en consistance et en attrait ils n'en avaient pourtant pas décuplé leur sapidité, pire ils étaient devenus insipides.
Mais ce soir était pour elle une occasion de revenir sur cela.

En cuisine, Annie terminait le dressage des assiettes.
Chacune d'elle portait les armoiries de la famille, également présentes au-dessus des portes de la demeure comme pour rappeler l'importance de la dynastie remarqua-t-elle en passant le doigt sur le lettrage doré gravé sur la vaisselle.
Dans la salle de réception adjacente, elle entendit les convives prendre place.
A les voir tous pris de ce petit fou rire incontrôlable, on pouvait sentir cette excitation particulière les animer, celle qu'ont les gens affamés de pouvoir.
Une fois qu'Annie fut installée - elle présidait face à Marie-Annushka et Pierre-Oliver - le Rat commença le service.
De ses mains gantées, il souleva la cloche en argent qui recouvrait le premier plat : un enfant rôti, une pomme dans la bouche.
Tous applaudirent, enthousiastes, leur attention focalisée sur le découpage de chaque part, comme si cela induisait une quelconque hiérarchie dans le groupe sans même
éveiller leurs soupçons sur les taches de naissance présentes sur certains morceaux.
Junior, couché au pied de la duchesse, les narines alertes à l'approche des plats, se redressa pour quémander.
Il se tenait assis sur les genoux, les bras à mi-hauteur, les mains ballantes, la bouche ouverte et la langue pendante.
Attendant patiemment un signe de ses maîtres.
La grosse dame qui ne connaissait visiblement pas les bonnes manières ou qui préférait les ignorer, commença de manger sans attendre que tous portent un toast.
Pierre-Oliver, lui jeta un regard glacial à elle et son mari - ce dernier toussa dans sa serviette et lui donna un léger coup de coude alors qu'elle prenait une
deuxième bouchée - et se tourna vers Annie.
"Ma très chère Annie, pouvez-vous nous présenter vos plats ?" fit-il d'un grand sourire enthousiaste en se frottant les mains.
"Je suis désolée vous allez devoir deviner... Je ne voudrais pas vous gâcher la surprise quand même! " répliqua-t-elle d'une voix malicieuse.
"Avez-vous utilisé les scellés comme convenu ?"
"Bien entendu, cependant j'ai cru reconnaître des morceaux qui appartenaient à mon garde-manger."
"C'est exact, vous n'imaginez pas la difficulté que nous avons éprouvé à récupérer vos denrées. Nous avons dû faire le tour des morgues et des différents laboratoires
de la capitale."
"J'en conviens. J’espère que le plat vous plaira. C'est une recette que je tiens de ma grand mère."
"Messieurs, Dames, je vous souhaite un bon appétit" déclara l'homme borgne en levant son verre à l'assemblée.
Tous entamèrent leur plat, se délectant des saveurs qui leur étaient offertes à découvrir ce soir.
Bouchée après bouchée, la chair humaine se déchiquetait sous leurs dents de carnassiers. Certains d'entre eux exprimèrent leur satisfaction par de simples onomatopées,
d'autres en lançant des adjectifs dans l'air sans même formuler de phrases.
"La cuisson de la viande est parfaite, voyez comme cette chair est tendre et laiteuse." complimenta Pierre-Oliver.
"Hum... goutez cette sauce amande amère et à l'ail des ours, c'est un délice. Ma petite Annie, il me faut votre recette !" poursuivit sa femme, la duchesse Catherine-Annushka.
"Patience, répondit Annie, je vous révèlerai mes secrets à la fin du repas."
Les bruits de succions, de crocs arrachant les tissus de viande, de rognage d'os laissaient un doute quant à leurs bonnes manières.
On entendit même l'une des convives, Marie-Lynn, lécher son assiette.
Quand il ne lui resta plus une goutte de sauce, sa langue rapeuse frotta sèchement sur la porcelaine et elle s'écroula la tête sur la table.
Ils se regardèrent un instant avec stupeur puis éclatèrent de ce rire frénétique qu'ils avaient trop souvent à cause de l'ingestion de viande humaine.
Vincent-Salvatore dans un état second, euphorique, était incapable de secourir celle qu'il aimait.
Le chirurgien, pris par l'élan incontrôlable de son fou rire, eut du mal à reprendre son souffle. Il hoqueta doucement en dénouant la serviette attachée à son cou avant de s'étouffer plié en deux sur sa chaise.
En face de lui Jean-billy régurgita dans son assiette, son faux nez flottant à la surface de son vomi. Quant à Charles Douglas, il fut pris de violents spasmes
gastriques et déféqua jusqu’à perdre connaissance, assis sur son fauteuil roulant.
Junior s'approcha pour renifler les excréments répandus sur le sol mais fut appelé par Annie, qui lui ordonna de se tenir à côté d'elle.
Anna-belle qui était assise entre le chanteur et le colonel assista à leur agonie sans sourciller.
Imperturbable dans sa dégustation, elle profita même du dernier râle de l'homme invalide pour lui subtiliser sa part.
Ne restaient vivants attablés que les deux couples, assis face à face, les parvenus et leurs hôtes.
La grosse femme fut la première à s'évanouir - dans la casserole quand elle tenta de se resservir une nouvelle fois - en raison de la quantité de nourriture empoisonnée qu'elle avait absorbé.
Son mari résistait sachant sa fin proche il voulait jouir du privilège de voir ceux qu'il détestait mourir avant lui.
La duchesse et le maire, gorges enflées, mâchoires serrées, le visage écarlate sous l'effet de l'afflux sanguin - comme s'ils avaient mangé des épices pimentées à l’extrême - ne pouvaient parler.
Pourtant, le Rat entendait bien leurs supplications vociférantes par le biais de son implant intra-neuronal qui reliait chacune de leur pensée aux siennes.
Craintif, le dos courbé et le regard bas, il se boucha les oreilles avec les doigts en reculant jusqu'à être contre l'angle que formait les murs du salon.
Les voix implorantes de ses maîtres se firent plus menaçantes. Pierre-Oliver tapa du point sur la table, tira la nappe d'un mouvement de main crispé, des couverts et
de la faïence tombèrent sur le sol avec fracas.
Terrorisé par le châtiment qui l'attendait pour s'être livré à cette mutinerie, le domestique ferma les yeux, incapable de bouger.
Annie s’adressa alors à eux :"Maintenant, comme promis je vais vous donner ma recette, la sauce amande amère est un mélange de noyaux de pêches, prunes, cerises, abricots et d'amandes broyées. C'est comme ça que l'on extrait du cyanure.
Pour ce qui est de l'ail des ours, j'imagine que vous l'ignorez mais il existe une plante "la colchique" qui y ressemble à s'y mépprendre, elle a la même apparence et la même odeur.
Elle s’esclaffa devant l'évidence des faits qu'elle révélait et qu'elle savait déjà connu de tous.
"...En ce qui concerne l'origine de la viande, cela ne gênera pas vos invités de le savoir" dit-elle en regardant les dépouilles dans la salle.
"Par contre vous certainement plus. Cette viande si tendre et goûtue que vous avez savouré je l'ai découpé sur vos enfants, votre descendance, ceux à qui vous auriez
légué cet héritage et cette suffisance malsaine."
Impuissants, ils roulèrent des yeux en guise de protestation.
Donald-Steeve, résistant contre l'intoxication, les yeux injectés de sang, assista au dernier souffle de ses hôtes avant de rendre en guise de dernier soupir, un
sourire vengeur.
Un moment passa et les voix dans la tête du serviteur se turent. Le Rat rouvrit les yeux.
Voyant ses maîtres ainsi immobiles, sans vie, il comprit.
Et les rides de frayeur qui bardaient son visage ingrat disparurent pour laisser une expression jubilatoire.
Son dos se redressa lentement, vertèbre après vertèbre, libéré progressivement du poids imaginaire d'années de soumission et de mauvais traitements.
Junior tout excité dansa autour des cadavres encore chauds des convives. Il avait certes perdu une partie de ses fonctions cognitives mais avait conservé malgrés tout ses souvenirs et cette situation lui en rappelait justement un.
Toutes ses bouches remplies et dégoulinantes d'un liquide blanchatre, aux expressions meurtries évoquaient en lui cette fameuse soirée sadomasochiste à laquelle il avait assisté il y a quelques années.
Il est necessaire d'en redonner le contexte, cela faisait suite à une periode de plusieurs mois de confinement et d'une abstention forcée.
Les participants euphoriques - des héroinomanes dopé aux stimulants sexuels - se jeterent les uns sur les autres, comme une foule affamé sur un buffet à volonté.
Au petit matin alors que le marathon sexuel prennait fin, tous étaient morts de fatigue, épuisés par les drogues et une activité sexuelle intense.
Junior qui en plus d'être cannibale était aussi nécrophile se réjouit de la tournure attendu des évenements et en profita pour tous les baiser jusqu'à ce que mort s'en suive.
Quand certains rendirent l'âme, il continua de s'afférer sans relache sur leurs dépouilles pendant des jours.
Et plus les corps devenaient rigides, plus leurs cadavres se démembraient et leurs chairs pourrissaient plus Junior y prennait du plaisir.
Il ne s'arreta que lorsque ses partenaires étaient réduis en une bouillie de carcasse semblable à des animaux écrasés sur la route.
Ce souvenir avait excité le géant à tel point qu'il sortit une poignée de fiente de son pantalon et la mangea avec délectation comme pour résumer la scène qui venait de se dérouler.
N'y voyez pas là une tentative de réponse à la situation, ni même une métaphore ou une libre interprétation de ce dicton moralisateur qui dit "on récolte ce que l'on
sème". Non, Junior traversait seulement une de ses phases de désinhibition passagère, son cerveau dépourvu de cortex frontal, toute notion répondant aux convenances sociales devenue inexistante, oubliée. C'est pour ça qu'il se livra à la coprophagie.
Annie retira à Junior le collier ridicule qu'il portait.
Elle prit le visage du colosse entre ses mains et lui murmura :
"Nous sommes des chasseurs, nous honorons nos proies en les mangeant, mais eux sont juste des consommateurs cupides, des animaux aux bas instincts qui font preuve d'une cruauté sans limites les uns envers les autres. Jusqu’à se bouffer entre eux, à dévorer leurs propres enfants. Sous leurs grands airs et leurs manières, ils sont abjects. Et de la viande qu'on pourrait en tirer, celle-ci serait certainement comestible mais dégoutante."