lundi 1 septembre 2014

Des pieds & des mains



 Des pieds & des mains


"Ça vous fait un joli pied."
Ces mots-ci dans la bouche de Jérémy ne résonnent pas avec la même portée de sens que dans celle de quelqu'un d'autre.
Normal, il est vendeur pour une enseigne de chaussures de luxe. Louboutin.
Les yeux rivés sur les pieds de ses clientes, à l’affût du moindre mouvement d'orteil.
"Tout va bien, c'est la bonne pointure ?" Généralement quand il dit ça avec son sourire charmeur l'hésitation ne dure pas. En particulier chez les adolescentes riches qui dépensent compulsivement l'argent de papa. Il entretient ce jeu de séduction, elles ça les flattent et lui ça lui booste ses ventes. Avant il n'aurait pas hésité à aller plus loin, franchir le pas, mais depuis cette fois où son chef l'a surpris en train de fricoter dans la réserve il a dû arrêter.
C'est toujours difficile de résister à la tentation surtout quand on est un sex addict comme lui. Il ne voudrait pas perdre son job de rêve.
Alors pour se raisonner notre jeune homme volage se rappelle du sentiment qu'il éprouve après l'acte. Ce dégoût mêlé de culpabilité une fois la pulsion assouvie. Il pense à ces filles qui une fois nues perdent tout leur intérêt.

Voilà à quoi il en est réduit notre chasseur. Pardon j'ai dit chasseur ? Je voulais dire chausseur, j'ai oublié le U. Une autre chose que j'ai oublié de dire, Jérémy a... comment dire... une petite obsession... avec les pieds. Ce n'est pas d'ordre professionnel mais plutôt intime, sexuel même.
Là où la plupart des mecs focalisent leurs fantasmes sur les fesses, les seins, ou les mains hé bien lui c'est les pieds. On appelle ça la paraphilie, enfin ça c'est le nom "savant", moi j'appelle ça simplement être fétichiste des pieds. Oui je sais, vous venez tout juste de comprendre que notre ami se masturbait avec une paire de Louboutin taille 38 à 600 euros dans la réserve.
Sa carrière est construite autour de son obsession (à moins que ce ne soit l'inverse), du choix de profession, au choix du domaine en passant par le type de clientèle. D'ailleurs, c'est bien connu les riches prennent plus soin de leurs pieds que les pauvres. Vous n'imaginez pas tout ce qu'elles peuvent faire, les différents massages, les diverses "fish/chocolate/wine/margarita/stone/french/parafine" pédicures. Tous ces soins sont autant de sextoys pour notre pervers.
Bien sûr, à force d'en voir défiler tous les jours il fait une overdose de pieds de riches, un peu comme on ferait une overdose de porno. Ils finissent par tous se ressembler, non pas à cause du fait établi que les bourgeois sont consanguins - et finissent par avoir tous les même pieds quand ils ne sont pas mal-formés - mais qu'ils deviennent aseptisés. Avec le temps Jérémy devient un peu puriste, il voit ça comme une œuvre d'art - moins comme un objet sexuel - il est plus sélectif, il apprend à connaître ce qu'il préfère, ce qu'il recherche au fond.
Parfois il se laisse imaginer sa Cendrillon. Deux rubans rouges entrecroisés de sa cheville à sa voûte plantaire haute et courbée. D'une caresse du bout des doigts, il dévalerait jusqu’à ses ongles peints d'un rouge carmin manucuré. Dans ses fantasmes elle fait du 38, elle a des pieds d'un type dit "ancestral" - ce sont les plus rares - avec sa forme triangulaire comme le sont les pieds "Grecs" mais qui se différencient par leur gros orteil écarté des autres laissant les fins connaisseurs comme lui l'utiliser comme il se doit.
Petite mise en garde : Toujours se méfier des sandales et autres spartiates, elles ferait passer n'importe quel pied pour un pied "ancestral"!

Il faut dire que c'est pas évident de rencontrer quelqu'un qui partage votre passion, surtout quand il s'agit des pieds.
En boîte de nuit par exemple, c'est à peine si on les voit. Ils sont même souvent maltraités par les mauvais danseurs. Bien sûr, il y a des clubs fétichistes ou sur internet des sites de rencontres dédiés à cela (ça peut vous éviter de passer des nuits entières à vous soulager devant Sarenza.com, le site de vente de chaussures en ligne) mais généralement l'amour n'est pas au rendez-vous. Heureusement Jérémy a des amis qui le poussent à sortir. Ce soir, il a justement rendez-vous pour un speed dating. C'est une grande première pour notre fétichiste, lui qui a toujours pensé que c'était réservé aux handicapés sentimentaux, célibataires endurcis et autres vieux garçons.
Le principe est simple, quand vous rentrez on vous attribue un badge avec un numéro, si vous êtes une fille vous devez vous installer à une table et quand la sonnerie de cloche retentit, toutes les sept minutes, un nouveau garçon s'assoit à votre table. Le prochain garçon c'est Jérémy, il porte le numéro 13. Allez savoir c'est peut-être son jour de chance.
Il l'a trouvé mignonne la numéro 72, cuissardes noires à talons de 13 centimètres, taille 36. Il lui prête un faux air de Catwoman - incarnée par Michelle Pfeiffer dans le film "Batman le défi" de Tim Burton en 1992. Quand il lui dit ça elle sourit. Surtout quand on sait que la jeune femme n'est pas blonde - elle est rousse - et a les yeux marrons. Jérémy n'a pas encore remarqué autre chose que ses pieds mais bon ça a le mérite de faire rire la fille, c'est toujours un bon point à prendre. Ils se racontent leur vies. Celle de Jérémy vous la connaissez déjà je vous épargne donc la répétition. Passons directement à celle de Marie. Vous connaissez maintenant son prénom, 27 ans, elle est esthéticienne spécialisée dans le nail painting. Traduction : elle s’intéresse aux ongles des mains.
"Tu as de belles mains" fait-elle en touchant celle du jeune homme avant d'ajouter: "C'est la première chose que je vois chez un homme. Et toi qu'est-ce que tu regardes en premier?" Gêné Jérémy déclare que lui c'est les yeux, or il ne les a pas regardé pendant les dernières minutes. Un instant après avoir réalisé cela, il rectifie sa réponse "non en fait c'est le sourire" ce qui provoque sans attendre l'hilarité chez son interlocutrice. La cloche sonne déjà, 7 minutes viennent de s'écouler. Ils s'échangent précipitamment leur numéro de téléphone sur des serviettes en papier avant que Jérémy ne gagne une autre table.
Les tables défilent comme autant de mauvais numéros dans la souffleuse du loto. La soirée touche à sa fin, les célibataires repartent comme ils sont venus, seuls. En quittant les lieux, Jérémy échange un énième regard complice avec Marie. Ces deux là sont amenés à se revoir et ça ne traîne pas.

Deux jours après leur première rencontre ils se donnent rendez-vous. Ensemble ils rigolent beaucoup, ils se plaisent aussi beaucoup. Jérémy s'amuse tellement qu'il ne s'est pas rendu compte qu'il n'avait pas encore vu les pieds de Marie. D'habitude, il aurait été obsédé par cette idée mais ce soir il n'y songe même pas. Ce n'est pas ce qui semble l'intéresser, il prête plus attention à ses mains. La façon qu'elles ont d'effleurer les siennes lui donne des frissons. Serait-il en train de changer ? Peut-être... Fait-il un transfert ? Peut-être aussi... Après tout, les mains sont les pieds de la partie supérieure du corps, leur parfait équivalent.
On pourrait très bien interpréter cela comme suit : les pieds symbolisent la partie sexuelle et les mains la partie sentimentale dans la conception que se fait Jérémy de l'attirance.
Le rendez-vous se poursuit, ils ont l'air maintenant tous les deux un peu ivres, difficile à dire si c'est dû à l'alcool qu'ils ont bu ou aux nombreux fous rires qu'ils ont eu. Cependant Marie commence à être inquiète, pendant toute la soirée, Jérémy a évité de parler de son handicap, c'est bien le premier garçon à ne pas l’évoquer. Or elle sait que ce n'est pas bon signe. Alors elle franchit le pas, boitant à cause de ses prothèses et non pas comme Jérémy le pense parce qu’elle est bourrée et qu'elle a du mal à marcher avec des talons dans les rues pavées. Marie est amputée des deux jambes au niveau des cuisses. Elle n'a donc pas de pieds, ni d'orteils, ni de voûte plantaire juste deux prothèses en plastique camouflées par des cuissardes. Quand la nouvelle tombe, Jérémy se rend compte qu'il est trop tard pour reculer, pour prendre ses jambes à son cou et ce n'est pas une image. Surpris non pas par ce qu'elle vient de lui révéler mais par ce qu'il vient de se révéler à lui même : il l'aime déjà, en dépit du fait qu'elle ne soit pas comme il l'imaginait. "Et puis ça aurait pu être pire" pense-t-il, "elle pourrait avoir de l'eczema, des cors aux pieds, des verrues plantaires, des ongles incarnés, des panaris, la goutte, des durillons, un oeil de perdrix, des ampoules aux pieds. Or sans jambes, impossible de contracter tout ça." Contre toute attente, il lui prend la main, sa main délicate en spatule. Il n'y a pas que les pieds qui ont différentes formes les mains aussi, les siennes sont des mains dites "d'air".
Avec ses longs doigts et sa paume carrée aux lignes nombreuses et peu marquées. On dit que ses mains appartiennent aux personnes intelligentes, à l'aise dans les métiers de l'art, qui ont un réel don pour la communication et qui privilégient la pensée aux sentiments, la raison à la passion.
Sans lui laisser le temps de répondre, la jeune femme rétorque qu'elle ne veut pas de compassion, ni être prise en pitié, des amis elle en a. Et à lui de répondre: "Ma chérie, ça me fait une belle jambe que tu n'en ais pas". Tous deux éclatent à nouveau de rire, avançant clopin-clopant, bras dessus bras dessous dans l'aube matinale d'un ciel dégagé.