vendredi 20 décembre 2019

Réincarné

 Réincarné



Si je vous disais que je connaissais la famille "Travers" personnellement vous ne me croiriez pas et pour cause le père de famille, Marcel, était boucher de profession.
D'ailleurs, pour ceux qui comme moi ne mangent pas de viande cela vous est certainement arrivé d'entendre, un jour, lors d'un repas, un convive pris de culpabilité entre deux bouchées saignantes, déclarer qu'il limitait sa consommation de cadavre agroalimentaire et préférait acheter moins, mais de meilleure qualité chez un artisan boucher qui sélectionne avec soin des éleveurs aimants et respectueux de leurs bêtes.
Marcel Travers était ce boucher, à n'en pas douter.
"Un homme de terroir aux valeurs d'un autre temps" c'est ce qu'il revendiquait fièrement derrière son comptoir en brandissant son hachoir si vous aviez le malheur de rentrer dans sa boutique en lui demandant si ses produits étaient halal.
Il tenait sa vocation professionnelle d'une éducation rurale, à l'ancienne c'est certain.
Les nombreux week-end de son enfance qu'il avait passé à accompagner son père à la chasse et à aider sa mère à cuisiner le gibier y était également pour beaucoup.
Toutes ces odeurs et ces bruits évoquaient autant de souvenirs en lui : les feuillages qui bougent, la détonation d'un fusil, le souffre de la poudre, les cris d'agonies, le fer du sang, le décollement de la peau, les arômes du bouillon de légumes, le déchirement de la chair sous la lame du couteau, le fumé réconfortant du bon petit plat de maman.


Et maintenant, il estimait que c'était à ses enfants de vivre cela, c'est pourquoi Marcel Travers et sa petite famille avaient pris la route pour rendre visite à ses parents dans son village natal.
L'obscurité commençait à tomber - "entre chien et loup" comme disaient les anciens ici - et les phares bien qu'ils soient surélevés sur un 4x4 peinaient à éclairer la route de campagne sinueuse.
Soudain, un bruit retentit, Marcel pensa à un nid de poule et jeta un œil dans le rétroviseur pour vérifier s’il n'avait pas crevé un pneu et quand son regard revint devant lui il découvrit avec stupeur un sanglier en plein milieu de la chaussée.
Du haut de son imposant 4x4 équipé d'un pare-buffle, son choix fut vite fait. Pourquoi risquer une sortie de route quand on a juste à faucher l'animal?
Notre boucher, fils de chasseur, le savait, il ne serait pas embêté par les gendarmes puisque la loi prévoit qu'en cas de collision accidentelle avec un grand gibier qu'il s'agisse d'un cerf, chevreuil, sanglier, chamois, mouflon, isard, daim on peut l'emporter à la seule condition de prévenir les autorités territoriales.
Ainsi, sans ralentir et sans état d'âme il fonça vers son destin en donnant un coup d'accélérateur pour percuter la bête, mais au dernier moment, discerna dans ses phares un chasseur sur le bord de la route qui s'approchait et par réflexe il tourna légèrement le volant.
Le véhicule fit une embardée, fauchant la bête et s'encastrant dans le décor.

Pour notre père de famille, c'était un réveil difficile, il ne se sentait pas comme qui dirait "dans son assiette".
Un bref regard autour d'eux permit à Marcel de reconnaitre les lieux où ils se trouvaient : dans la forêt qui jouxtait son village natal.
Et le grommellement douloureux du sanglier qui gisait tout près lui rappela le contexte de leur accident.
Une remorqueuse était en train d'enlever ce qui restait de son 4x4.
Le boucher se redressa et se déplaça à quatre pattes, il réalisa stupéfait au bout de quelques mètres qu'il était dans la peau d'un sanglier. Littéralement.
Il se tourna vers la laie et ses marcassins qui grognaient et reconnut sa femme et ses enfants au-delà de leurs yeux, à travers leur regard.


Les retrouvailles furent interrompues par des coups de feu, le premier fit éclater une motte de terre devant eux et le second endommagea l'écorce d'un arbre dans leur ligne de mire.
Notre sanglier, les sens alertes, sentit une odeur familière et réconfortante, celle-ci évoquait la lotion après-rasage bon marché que portait son père.
Et malgré les tirs dans sa direction, tandis que sa laie et ses marcassins - comprenez sa femme et ses enfants - fuyaient une mort certaine, Marcel vint à la rencontre de la menace.
Trompé par ses sens associés aux souvenirs d'une autre vie, il se fit rapidement entourer par le peloton de chasseur mené par son propre père avant de comprendre que celui-ci ne le reconnaitrait pas.
Acculé de toutes parts, il réalisa qu'ils étaient là pour venger sa mort, sa belle fille et ses petits enfants sans jamais penser que ces derniers s'étaient peut-être réincarnés.
Une pluie de plomb s'abattu sur le sanglier, mais ne firent qu'érafler sa peau épaisse et velue, ce qui agaça passablement le père qui sauta sur l'animal pour le blesser au couteau.
La douleur fut si vive que Marcel en se débattant entraina au sol son père et se prit des tirs accidentels de ses camarades de chasse.
Quelques secondes d'agonie après, le vieil homme et l'animal baignaient dans leur sang jusqu'à en mourir.

Un nouveau réveil, une nouvelle vie.
C'était cette fois, dans la peau d'un cochon et il saisit enfin toute l'ironie de la situation.
Un boucher du nom de "Travers" qui se réincarnait en porc, incontestablement, ce Dieu a de l'humour et on comprennais très bien pourquoi sur toutes les représentations qui sont faites de Buddha celui-ci sourit.
Et dire que pendant tout ce temps ce pauvre Marcel en vénérait un autre alors qu'il suffisait qu'il se regarde dans un miroir pour comprendre lequel l'avait créé à son image.
Avec son crâne rasé et sa bidasse qui dépassaient de son short, la ressemblance était pourtant évidente.
Une fois de plus, les lieux lui sont familiers, l'odeur, les murs, cet enclos en ferraille de quelques mètres carrés qui ne lui laissait même pas l'espace de tourner la tête, tout dans cette "ferme" ou plutôt ce hangar.
Il était déjà venu dans cet endroit...mais pourquoi y revenait-il aujourd'hui, c'est la question qui tracassait notre porcasse.
Si seulement il pouvait lire le nom peint sur les lattes en bois de la clôture, mais il n'avait plus les mêmes capacités cognitives que lorsqu'il était humain ce qui ne lui enlevait pas pour autant des qualités intellectuelles.
C'est lorsque que l'homme entra dans l'étable que Marcel le cochon le reconnaissait : c'était son fournisseur, son grossiste ou le fameux éleveur respectueux et aimant, appelez-le comme vous le voulez.
Au début il les caressait, les examinait, vérifiait qu'ils ne soient pas blessés ou malades puis les brossait, mais rapidement Marcel eu un pressentiment étrange, il trouva que l'humain cajolait un peu trop ses dames.
Celui-ci enfila un très long gant en plastique transparent et ordonna à son collègue en désignant Marcel et son porcelet de fils de les mettre à l'écart, car ils étaient "beaucoup trop gras" avant d'ajouter "On va les tuer aujourd'hui ça nous évitera de les nourrir en hiver".
Notre verrat qui pensait bientôt arriver au bout de ses peines après la macabre révélation qu'il venait d'entendre, fut surpris que sa récente condition d'animal lui réserve encore de nouvelles ignominies en perspective.
Et c'est quand il comprit qu'il allait assister impuissant à l'insémination forcée de sa truie et de sa cochette qu'il réalisa que l'humanité pouvait rivaliser voir même dépasser ses pires cauchemars.
Puis l'éleveur s'approcha doucement et s'adonna à ce que Marcel considérait (maintenant que ses proches en étaient victimes) de fisting, un viol odieux.
Les couinements assourdissants résonnèrent dans l'étable avec la violence que seul un groupe de deathcore était capable de déchainer.


Dans sa vie antérieure, notre ex-humain ex-boucher était au courant de toutes ses pratiques abominables, il refusait simplement de le voir, mais aujourd'hui il ne pouvait plus détourner le regard de cette véritable scène d'horreur.
Fou de rage il tenta de charger l'éleveur en vain retenu par un grillage barbelé et une clôture électrifiée.
Épuisé de se débattre il s'écroula par terre, le groin dans la glaise, le regard vers la cour et son portail resté ouvert.
Le jeune carlin du propriétaire vint à sa rencontre, avec sa queue frétillante et sa langue pendante. De ses grands yeux globuleux pleins d'incompréhension il s'interrogeait sur  ce cruel traitement.
Marcel mit un peu de temps avant de reconnaitre à travers le regard du canidé son ancien meilleur ami d'enfance, Carl. Carl le carlin.
Race de chien qui empruntait beaucoup de caractéristiques au cochon avec sa queue en tire bouchon, son museau écrasé et sa fâcheuse habitude à péter.
Bien qu'il soit heureux de le retrouver, il ne pouvait s'empêcher de se demander pourquoi lui avait eu la chance de se réincarner en chien.
De quel droit lui avait-on attribué une vie d'animal domestique plutôt que d'élevage.
Tandis qu'il se faisait cette réflexion, les fermiers le portèrent jusque dans la camionnette.

En pédalant ainsi dans le vide, il se prenait à se rêver libre comme un cochon sauvage nageant dans les eaux turquoise des Bahamas.
Le groin passé entre les fentes de la bétaillère, il le savait c'était là ses dernières bouffées de liberté avant les cris, la douleur et le sang.
Une odeur de mort empestant l'air annonçait la proximité avec l'abattoir.
Les larmes leur montèrent et un sentiment de panique submergea notre cochon et son cochonnet.
On tenta de les extraire du camion avec force, mais ils résistèrent aux coups pour enfin succomber au bâton électrique.
Résigné à emprunter le couloir de la mort, le pauvre Marcel s'avançait pour recevoir sa sentence : un tir de pistolet d'abattage.
Bien souvent utilisé pour achever facilement les gros animaux, cette arme à air comprimé fonctionne avec un projectile qui entre dans la tête de l'animal et revient à l'intérieur de la chambre.
Il se réjouissait presque de mourir ainsi, c'était pour lui la fin de ses souffrances et celles de son goret de fils.
Un coup sec retentit et dans le même moment sa progéniture s'écroula sur place.
C'était maintenant au tour de notre boucher d'être exécuté.
Alors que le piston devait faire son aller-retour meurtrier en éclatant os et cartilage crânien pour toucher le cerveau, rien ne se produisit, le pistolet semblait enrayé.


Un instant de répit pour Marcel qui s’était déféqué dessus, tout porc qu'il était, pataugeant dans ses propres excréments, mais toujours vivant.
Il venait à peine de comprendre ce qui lui était arrivé et ne fut pas au bout de ses surprises quand il entendit l'employé revenir en aiguisant un couteau.
En se penchant au-dessus de lui, l'employée récita une prière en arabe avant de l'égorger.
Tuer façon halal, le comble pour notre homme de terroir, boucher traditionnel français.

Troisième vie, dernière chance.
Poussant l'ironie de situation toujours plus loin, ce dieu rieur et taquin décide de réincarner Marcel Travers le boucher en cochon d'Inde.
Ses prières ont été entendues pour lui qui espérait que la roue tourne, il avait désormais tout son loisir pour la faire tourner dans sa petite cage.
Bien que ce genre d'accessoires soit en général réservé à l'exercice de petits rongeurs myomorphes, tout comme cette cage, il a été entreposé avec eux faute de places disponibles dans l'animalerie.
Marcel philosophait en se disant qu'il valait finalement, peut être mieux se voir priver de liberté et jouir au moins de la relative sécurité que lui procurait son nouveau statut d'animal de compagnie.
Et puis il serait à l'abri des intempéries...mais jamais des mauvais traitements, il le savait tout dépendrait du futur propriétaire qui le choisirait.
Il redoutait l'adoption par un Roms qui le droguerait pour faire la manche ou une gamine capricieuse qui le maltraiterait involontairement à la façon d'Elmyra Duff des Tiny Toons.
La pire possibilité qu'il avait imaginé était d'être acheté en vue de servir de plat de résistance à un reptile ou un crotale "domestique"!


Contre toute attente, Marcel le cochon d'Inde fut adopté par Tanguy, un vieux garçon ou plutôt un jeune homme célibataire qui vivait seul avec son chat.
Pendant un temps il était presque heureux dans sa petite cage, adieu la lumière artificielle aliénante et la promiscuité inter-espèce.
Il se prenait d'adoration pour son maitre, lui manifeste sa joie de le revoir quand il rentrait du travail, se précipitait dans les tuyaux en PVC à toute vitesse, exécutait les petites prouesses physiques qu'on lui avait appris pour montrer sa gratitude, levait les bras au ciel puis se prosternait comme il l'aurait fait pour un dieu.
Qui sait, il s'agissait peut-être des premiers signes d'un syndrome de Stockholm.
Philosophe, il se disait qu'il aurait pu se retrouver au menu de descendants incas péruviens, friands de la chair de cochon d'Inde.


Sachez que toute espèce est à la merci du prédateur humain.
Vous pouvez être domestiqué et même considéré comme un membre à part entier de la famille en Europe et pour autant vous retrouver en plat à Yulin en Asie comme c'est le cas pour le chien.


Enfermé, il s'ennuyait, l'envie de tout le quittait, la faim lui manquait, peu à peu déprimé il se laissait mourir.
Marcel était pris de pulsions autodestructrices, il s'arrachait les poils, se tapait la tête contre les barreaux de sa cage, plongeait sa tête dans son écuelle d'eau.
À l'aide de ses dents il entaillait ses petits bras tout nus de poils et crachait le sang au-delà de la grille pour tenter d'attirer l'attention du vieux matou qui somnolait sur le canapé.
Notre cochon d'Inde suicidaire ne se reconnaissait plus et réalisait soudain qu'il avait peut être été contaminé par la Toxoplasma Gondii. Un parasite qui touche le cerveau des rongeurs déclenchant chez eux une attirance vers leurs ennemis mortels : le chat.
La crise d'automutilation passée, notre boucher épuisé bien qu'encore agité, se lova dans la boule de foin et s'endormit.


Dans les limbes de ses rêveries, il parcourait à toute vitesse d'interminables tuyaux en plastique multicolores, comme autant de voyage interdimensionnel ou la vision que l'on se faisait de l'intérieur d'un trou noir.
Un gros intestin humain, à l'intérieur d'un système digestif.
Il se retrouvait une fois de plus dans la merde, ainsi fourré dans le côlon d'un homme et cherchait à en sortir, griffant les muqueuses sombres et nauséabondes.
Puis soudain, il vit une lueur au fond du tunnel ténébreux.
La lumière se reflétait sur les parois luisantes et lubrifiées de l'anus dilaté qui se refermait derrière Marcel et le compressait un peu plus à chaque avancée.
C'était son maître, Tanguy, qui venait de craquer une allumette en espérant faire sortir le rongeur du cul de son partenaire sexuel.
Le malheureux semblait ignorer qu'en agissant ainsi il pouvait enflammer une poche de gaz intestinaux et mettre fin à l'existence du cochon d'Inde.
Marcel avant de s'éteindre, eu une dernière pensée en ces termes "la vie terrestre est un jeu au plaisir sadique."